Commission
d'Enquête Citoyenne
pour la vérité sur l'implication française dans
le génocide des Tutsi au Rwanda
INFOS: http://cec.rwanda.free.fr/
Conclusions provisoires
Conclusions
provisoires des travaux de la Commission d'enquête citoyenne
sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsi au Rwanda
en 1994
(Paris, 22-26 mars 2004)
Réunie à Paris du 22 au 26 mars 2004, la Commission d'enquête
citoyenne sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsi
au Rwanda en 1994 a examiné durant cinq jours un ensemble de documents
et témoignages portés à sa connaissance, suggérant
que l'État français et certains de ses représentants, officiels
ou officieux, pourraient avoir été complices dans ce génocide.
Au terme de ses travaux, qui seront diffusés sous diverses formes écrites
et audiovisuelles, la Commission fait état de ses premières conclusions
:
1. Au plan militaire, la Commission constate
:
- 1.1 les troupes spéciales françaises, ce qui n'est pas
contesté, ont formé de 1991 à 1993 dans plusieurs camps
d'entraînement des milliers d'hommes qui pour beaucoup allaient devenir
les encadreurs du génocide ; la France admet avoir formé les commandos
de la Garde présidentielle et les troupes d'élite de l'armée
rwandaise, mais plusieurs témoignages avancent que, dans le recrutement
massif opéré à l'époque, les hommes formés
par les instructeurs français pouvaient aussi bien être (ou devenir)
des membres d'escadrons de la mort, des instructeurs ou leaders des milices
qui participeront au génocide ;
- 1.2 dès janvier 1993, il était difficile pour ces instructeurs
français (DAMI) de ne pas voir la volonté exterminatrice de certains
chefs et groupes militaires ou miliciens aux moyens ainsi renforcés,
puisqu'un important massacre avait eu lieu à proximité du camp
de Bigogwe où travaillaient une partie de ces DAMI ;
- 1.3 un témoin visuel entendu par la Commission assure que, déjà
en avril 1991, des militaires français arrêtaient les Tutsi à
un barrage routier près de Ruhengeri, sur la base de leur carte d'identité
ethnique, et les remettaient aux miliciens en bord de route qui les assassinaient
aussitôt ; il reste à rechercher si ces militaires auraient agi
seuls ou en obéissant à des ordres, et dans le second cas le niveau
hiérarchique de ces ordres ;
- 1.4 plusieurs témoignages recueillis au Rwanda, visionnés
par la Commission, allèguent d'une sorte de partage des tâches
concerté dans le Sud-Ouest du Rwanda, lors de l'opération Turquoise,
entre certains militaires français et des miliciens ; l'un de ces derniers
et plusieurs rescapés assurent que la découverte des survivants
par les premiers éléments de l'opération Turquoise sur
les collines de Bisesero a coïncidé avec une série d'attaques
sans précédent des milices beaucoup mieux armées, qui auraient
massacré une partie des survivants, le reste n'étant sorti de
ce piège que 3 jours plus tard par les moyens de transport français
; des témoins interrogés récemment sur place par la Commission,
parmi les rescapés et les miliciens, estiment que ce retard a été
voulu ; il s'agit là encore d'accusations d'une extrême gravité,
qui nécessitent une enquête complémentaire ;
- 1.5 selon le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, le colonel
Rosier aurait fait faire demi-tour à un détachement français
parti porter secours à d'autres rescapés de Bisesero ; bien que
ne relevant pas d'une complicité active dans le génocide, cet
ordre, qui contredit l'objectif affiché de l'opération Turquoise,
ne peut rester sans explication ;
- 1.6 il n'est pas contesté que l'opération Turquoise n'a
rien fait pour empêcher les militaires et miliciens du génocide
de partir s'installer avec armes et bagages à quelques kilomètres
du Rwanda, au Kivu (à l'est du Zaïre) ; un rapport de 1995 de Human
Rights Watch (HRW) assure que l'armée française aurait transporté
l'organisateur présumé du génocide, Théoneste Bagosora,
le chef milicien Jean-Baptiste Gatete, et plusieurs autres responsables de l'extermination
des Tutsi ;
- 1.7 le même rapport de HRW affirme, à partir de plusieurs
témoignages, que des militaires et miliciens du camp génocidaire
en fuite ont été amenés dans une base française
en Centrafrique pour y être entraînés de nouveau ; ce rapport
a été rejeté en bloc par les autorités françaises,
mais l'affirmation de HRW s'inscrit dans une constellation de faits montrant
que les troupes spéciales françaises ont considéré
dès la fin du génocide que ceux qui l'avaient commis pouvaient
rester leurs alliés ;
- 1.8 il n'est pas contesté que les forces militaires et miliciennes
du génocide ont entrepris dès l'été 1994 de se reconstituer
au Kivu (Zaïre) ; c'est le moment où la France, par l'entremise
entre autres de Jacques Foccart et du général Jeannou Lacaze,
renoue officiellement avec le dictateur zaïrois Mobutu et lui envoie des
instructeurs militaires ; plusieurs témoignages, dont celui du général
Roméo Dallaire, montrent la proximité entretenue entre l'armée
française et le général Augustin Bizimungu, commandant
les Forces armées rwandaises (FAR) qui encadraient le génocide
; quatre ans plus tard, ce général et ses troupes seront à
nouveau les alliés de la France dans la guerre civile au Congo-Brazzaville
; la Commission s'est interrogée sur la coopération continuée
avec des forces impliquées dans le génocide pour une succession
de guerres en Afrique centrale ;
- 1.9 à l'aéroport de Goma au Nord-Kivu - contrôlé
directement par les Français durant l'opération Turquoise (de
fin juin à début août 1994), ou par des forces zaïroises
alliées de la France avant et après cette opération -,
les avions-cargos chargés d'armes n'ont cessé d'affluer pendant
et après le génocide, à destination des forces armées
qui ont encadré les massacres (les FAR) ; plusieurs rapports en attestent
(HRW, Amnesty International, NISAT
) ; un témoin a décrit
à la Commission comment, fin juin 1994, ces cargaisons d'armes étaient
transférées aux FAR ; il estime qu'à cette époque,
le transit par Goma supposait l'accord de l'armée française ;
- 1.10 deux de ces livraisons d'armes pour les FAR pendant le génocide,
les 25 et 27 mai (après l'embargo voté le 17 mai par l'ONU), ont
été l'objet d'une enquête de HRW ; le consul de France à
Goma, Jean-Claude Urbano, a indiqué à l'enquêtrice de HRW
qu'il s'agissait d'honorer des commandes à la France antérieures
au 17 mai ; il a démenti par la suite, mais a renoncé à
sa plainte contre HRW ;
- 1.11 selon l'historien Gérard Prunier, Philippe Jehanne, conseiller
DGSE du ministre de la Coopération Michel Roussin, a admis que la France
livrait des armes au camp du génocide ; dans une entretien avec Médecins
sans Frontières, le ministre des Affaires étrangères, Alain
Juppé, a déclaré avoir mis fin aux livraisons d'armes fin
mai 1994 (alors que le génocide est aux trois-quarts achevé),
tout en suggérant que l'Élysée pourrait continuer d'en
livrer ;
- 1.12 selon un compte-rendu examiné par la Commission, recueilli
en 1994 à Kigali par la journaliste Colette Braeckman, le lieutenant-colonel
Ephrem Rwabalinda a rencontré à Paris le 9 mai (plus d'un mois
après le début du génocide), le général Jean-Pierre
Huchon, chef de la Mission militaire de coopération (MMC) et pivot de
l'alliance entre l'armée française et les FAR ; le compte-rendu
mentionne l'intention de la France de porter secours à ses alliés
et la mise en place d'une liaison cryptée entre la MMC et les FAR ; il
impute au général Huchon le souci de s'installer dans une guerre
longue et de renverser la mauvaise " image du pays " ; la critique
interne de ce document et les effets qu'il semble avoir eu les jours suivants
sur les messages émis par les radios rwandaises penchent en faveur de
son authenticité ; celle-ci pourrait être confirmée ou infirmée
à partir de vérifications factuelles (agenda du général,
paiement du matériel de communication, etc.) ; s'il était authentique,
ce document ferait paraître la profondeur de l'alliance entre une partie
de l'armée française et les FAR durant le génocide ; la
Commission regrette que ni le Parlement, ni des médias, n'aient cherché
à enquêter à ce sujet ;
- 1.13 selon l'historienne Alison Des Forges et le journaliste Patrick
de Saint-Exupéry (qui fait état d'un document), le lieutenant-colonel
Cyprien Kayumba, acheteur d'armes des FAR, attaché à l'ambassade
du Rwanda en France, aurait séjourné 27 jours à Paris au
printemps et au début de l'été 1994, et aurait été
en contact fréquent avec le général Huchon ;
- 1.14 mi-juin 1994 est organisée par le colonel Bagosora, orchestrateur
présumé du génocide, une double livraison d'armes depuis
les Seychelles jusqu'à Goma ; l'intermédiaire est un Sud-Africain,
Willem Petrus Ehlers, un ancien responsable du régime d'apartheid, qui
a reçu une formation militaire en France et serait proche d'un important
agent français ; l'argent de la vente a été tiré
sur la BNP Paris ;
- 1.15 l'ex-capitaine de gendarmerie Paul Barril apparaît au cur
du dispositif militaire franco-rwandais ; il ne cache pas ses liens avec la
mouvance porteuse du génocide, ni qu'il a été présent
au Rwanda pendant le génocide ; deux sources sérieuses, Alison
Des Forges et Patrick de Saint-Exupéry, indiquent qu'il a signé
avec le gouvernement du génocide un contrat "insecticide" (les
Tutsi étaient appelés "cafards") ; il est peu compréhensible
que, sur ce point comme sur d'autres, ce militaire semble bénéficier
d'une totale immunité ; la Commission ne comprend pas non plus qu'il
n'ait pas été entendu par la Mission d'information parlementaire
;
- 1.16 plusieurs témoignages, et les propos recueillis par divers
journalistes, montrent l'antitutsisme virulent voire prosélyte affiché
par des militaires français, depuis certains soldats intervenant durant
l'opération Turquoise jusqu'à de hauts gradés ;
- 1.17 plus généralement, la présence militaire
française au Rwanda de 1990 à 1994 paraît bien avoir été
entièrement captée par les forces spéciales imbriquées
aux services secrets, avec l'appoint des commandos de la gendarmerie (GIGN et
EPIGN) ; avec Patrick de Saint-Exupéry, la Commission constate qu'une
guerre secrète a été menée au Rwanda par une "
légion présidentielle " hors hiérarchie, le commandement
des opérations spéciales (COS), affranchi de tout contrôle
démocratique hors la personne du Président ; cette situation est
d'autant plus dangereuse que, selon le chercheur Gabriel Périès,
la doctrine militaire enseignée et transmise parmi ces forces spéciales
privilégie des formes de manipulation de l'opinion et de contrôle
des populations, ainsi que le renforcement des réflexes identitaires
; on peut dès lors se demander si, à l'occasion de la guerre menée
par la France au Rwanda pour des objectifs obscurs, des " apprentis sorciers
" n'auraient pas franchi - comme le soutient Patrick de Saint-Exupéry
- un palier dans la guerre psychologique et l'instrumentalisation de l'ethnicité
jusqu'à amorcer, dans un contexte " favorable ", la dynamique
génocidaire ; cet amorçage pourrait être un résultat
non souhaité, mais pourquoi en ce cas les plus hautes autorités
politiques et militaires, rattachées à la Présidence de
la République, ont-elles mis si peu d'empressement à combattre
dès avril un génocide que certains officiers ou diplomates laissaient
présager depuis 1990 ou 1991 ?
2. Au plan financier, la Commission constate
:
- 2.1 La Banque nationale du Rwanda, trésor de guerre des organisateurs
du génocide, a pu tirer des sommes importantes sur la Banque de France
et la BNP Paris : 2 737 119,65 FF en six prélèvements du 30 juin
au 1er août pour la Banque de France, 30 488 140,35 FF en sept prélèvements
du 14 au 23 juin 1994 pour la BNP ; la CEC se demande comment la Banque de France
a pu procurer des moyens financiers (dont 1 500 000 FF le 1er août, alors
que le Gouvernement responsable du génocide et sa banque ont quitté
le Rwanda depuis un mois) aux auteurs d'un génocide commencé le
7 avril ; comment l'autorité de tutelle de la place financière
de Paris a pu ne pas demander de couper les liens financiers avec les autorités
génocidaires ; comment la BNP a pu ignorer la portée de ces prélèvements
;
- 2.2 La Commission se demande pourquoi la France et la BNP n'ont pas
davantage coopéré avec la commission d'enquête des Nations
unies à propos de la double livraison d'armes aux FAR évoquée
plus haut, en provenance des Seychelles mi-juin 1994, impliquant l'intermédiaire
Ehlers et le colonel Bagosora, et dont le paiement est provenu de la BNP Paris.
3. Au plan diplomatique, la Commission constate
:
- 3.1 La journaliste Colette Braeckman a confirmé que, selon une
source diplomatique, le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) composé
de représentants des factions politiques extrémistes et qui va
aussitôt superviser le génocide, aurait été constitué
au sein de l'ambassade de France à Kigali, sous la houlette de l'ambassadeur
Marlaud ;
- 3.2 La France va continuer à reconnaître le GIR, qui sera
jugé responsable du génocide par le Tribunal pénal international
d'Arusha, durant tout le génocide et même les premières
semaines de juillet, après avoir protégé sa fuite ; le
27 avril, 20 jours après le début du génocide, elle a accueilli
à l'Élysée, au Quai d'Orsay et, semble-t-il, à Matignon,
le ministre des Affaires étrangères du GIR Jérôme
Bicamumpaka, accompagné d'un leader réputé pour son fanatisme
; ce, malgré les avertissements d'importantes organisations des droits
de l'Homme, qui ont mis en garde l'exécutif français contre la
caution ainsi apportée aux autorités en train d'administrer le
génocide ; la Commission se demande par ailleurs pourquoi les quelques
voix discordantes au sein de la diplomatie française n'ont pas été
entendues ;
- 3.3 L'Élysée, qui disposait d'une grande influence sur
le GIR, ne s'en est guère servi pour l'inciter à cesser les massacres
; le Président de la République, selon Patrick de Saint-Exupéry,
et son Monsieur Afrique Bruno Delaye, selon Alison Des Forges, auraient tenu
des propos marquant une indifférence quasi totale au fait qu'un génocide
puisse être en train de se commettre en Afrique, comme s'il s'agissait
de quelque chose de banal ;
- 3.4 Selon l'historien Gérard Prunier, l'Élysée
aurait subordonné la mobilisation diplomatique contre le génocide
à la réalisation d'objectifs géopolitiques comme la réhabilitation
du maréchal Mobutu, allié de la France ;
- 3.5 Selon Alison Des Forges, la représentation française
à l'ONU, en bons termes avec celle du GIR, aurait mobilisé son
influence et ses relations au siège des Nations unies pour infléchir
l'information du Conseil de sécurité, favorisant la perception
d'un conflit armé plutôt que celle d'un génocide en cours
; une telle présentation a été celle proposée pendant
plusieurs semaines par le Secrétariat général ; elle a
concouru à limiter et retarder les réactions internationales contre
le génocide.
4. S'agissant des médias et
de l'idéologie, la Commission constate :
- 4.1 L'Élysée et le gouvernement ont diffusé aux
médias des versions officielles qui ont évolué au fil des
événements, notamment lors de la préparation et de la mise
en uvre de l'opération Turquoise ; mais l'ampleur des massacres
a tellement frappé les esprits des journalistes présents sur le
terrain qu'ils ont dans l'ensemble, de l'avis de la Commission, tenu à
informer librement de ce qu'ils voyaient et entendaient ; quatre jours après
le début des tueries, des journalistes parlaient de génocide ;
dans les trois premières semaines, des chercheurs avertis de l'histoire
sociale du Rwanda démasquaient la caricature ethniste et offraient une
explication cohérente des causes profondes du génocide ; la plupart
des envoyés spéciaux ont fait leur travail et rapporté
les faits observés, dans la mesure de leurs possibilités d'accès
à l'information et souvent en prenant des risques ; ils n'ont pas déguisé
la responsabilité de la France depuis 1990 ;
- 4.2 Cependant, certains de ces envoyés spéciaux, des
éditorialistes et des rédactions parisiennes ont eu tendance à
répercuter le discours de diabolisation du FPR, l'adversaire du camp
génocidaire - à tomber par exemple dans le piège des "
éléments infiltrés " qui justifiaient les " réactions
spontanées " de la population ; cela empêchait de percevoir
la planification du meurtre et préparait le terrain à la thèse
du " double génocide " ; il n'est pas douteux que l'avance
de l'armée du FPR et la " libération " des territoires
se sont accompagnées de violences, mais celles-ci n'ont pas fait l'objet
de vraies enquêtes et la presse s'est trop souvent fait l'écho
de bruits non vérifiés ; on peut reprocher à la presse
de n'avoir pas compris que le déchaînement meurtrier imposait un
choix, et non un balancement entre " deux parties au conflit " ; concrètement,
et quoi que l'on pense de ce mouvement, c'était le FPR qui sauvait les
survivants ;
- 4.3 Les principaux quotidiens ont continué, même pendant
l'opération Turquoise, à diffuser dans leurs colonnes le discours
ethniste - souvent dans sa version la plus absurde, nilotique et hamite -, alors
que, dans les mêmes colonnes, une explication scientifique de la fabrication
de l'ethnisme avait été donnée ;
- 4.4 À côté des journalistes lucides et courageux
qui surent ne pas céder aux pressions, d'autres ont trop souvent suivi
le " politiquement correct " véhiculé par le pouvoir,
contribuant à la mauvaise information de l'opinion publique française
qui a elle-même tardivement et insuffisamment réagi ;
- 4.5 Du côté des décideurs politiques et militaires
français engagés depuis trois ans et demi dans une alliance avec
les forces rwandaises qui allaient commettre le génocide, la propagande
a continué : diabolisation du FPR (les " Khmers noirs "), description
raciste des Tutsi, dépeints en envahisseurs avides, cruels et dominateurs,
justification de la "guerre" par la légitimité du "
peuple majoritaire " et le combat contre " l'expansionnisme anglo-saxon
", etc. ; tous ces éléments de propagande se sont encore
affichés complaisamment lors de l'audition de ces responsables par la
Mission d'information parlementaire.
5. S'agissant de l'opération
Turquoise, la Commission constate :
- 5.1 Il apparaît qu'a existé parmi les décideurs tant
politiques que militaires ce que Patrick de Saint-Exupéry appelle la
" ligne Mitterrand ", visant au départ, sous un prétexte
humanitaire, ce qu'Édouard Balladur a qualifié d'" expédition
coloniale " : une partition du Rwanda au bénéfice du camp
du génocide en déroute ; cette option s'est heurtée à
une " ligne Balladur ", nettement moins agressive ;
- 5.2 Même si la " ligne Mitterrand " ne l'a pas emporté,
le format de l'opération était bien plus celui d'une expédition
militaire que celui d'une opération humanitaire ; sur le terrain, des
militaires tenants de la " ligne Mitterrand " ont pu tenter de faire
prévaloir leur optique va-t-en-guerre, mais la chute de Kigali a rapidement
changé le contexte ;
- 5.3 La " Zone humanitaire sûre " (ZHS) est créée
le jour même de la prise de Kigali par le FPR ; il n'est guère
contesté que cette zone n'était pas très sûre pour
les survivants, dans la mesure où aucun responsable, leader ou exécutant
du génocide n'y a été arrêté ; de même,
la Radio des Mille Collines qui encourageait les massacres et assassinats n'a
pas cessé d'émettre ; ceux-ci ont continué, tandis que
les FAR continuaient de recevoir des armes via l'aéroport de Goma ;
- 5.4 Il n'est pas contesté que la ZHS a servi de couloir de passage
pour des éléments du GIR et des FAR ;
- 5.5 la Commission a recueilli une série de témoignages
qui portent des accusations très graves contre certains militaires français,
accusés non seulement d'avoir laissé en paix les génocidaires,
mais encore d'avoir coopéré avec eux, voire de les avoir incités
à " finir le travail ", en "purgeant" notamment la
poche de résistance de Bisesero, ou d'avoir aidé les miliciens
à débusquer les survivants, ou de leur avoir livré des
rescapés ; bien que ces témoignages évoquent un degré
de complicité qu'elle ne pouvait imaginer, la Commission estime qu'il
n'est pas possible de ne pas chercher à les vérifier, dans la
mesure où des survivants et des miliciens repentis soutiennent des récits
concordants.
6. S'agissant de la hiérarchie des responsabilités, la Commission
constate :
- 6.1 En tout ce qui précède, que des enquêtes complémentaires
doivent continuer à vérifier, la responsabilité de l'ancien
Président de la République François Mitterrand, chef des
Armées, apparaît la plus grande ;
- 6.2 Cette responsabilité constitutionnelle n'exclut pas celle
des autres membres de l'exécutif et celle du Parlement ;
- 6.3 Les chefs militaires, l'amiral Lanxade, les généraux
Quesnot et Huchon, ont eux aussi joué un rôle déterminant,
d'autant plus qu'ils géraient l'information du Président, "
partageant et orientant " sa réflexion, selon l'expression d'Alison
Des Forges ;
- 6.4 Cependant, la doctrine même et la pratique des Forces spéciales
surreprésentées dans le haut commandement n'est pas incompatible
avec ce qu'elles appellent les " hiérarchies parallèles ".
Il faudrait s'interroger sur le rôle exact tenu par des officiers "charismatiques"
comme les généraux Lacaze et Heinrich ;
- 6.5 Plus généralement, la Commission constate un usage
abusif et hyperextensif du " Secret Défense ", qui représente
en soi un danger pour la démocratie et les institutions républicaines.
La Commission d'enquête citoyenne demande d'ores et déjà :
- que soient examinées avec sérieux la somme d'éléments
pouvant laisser présumer l'implication active de certains Français,
responsables ou subalternes, dans le génocide des Tutsi en 1994 ; l'impunité
en ce domaine n'est pas envisageable ; si ces éléments étaient
confirmés, la saisine des instances judiciaires serait nécessaire,
qu'il s'agisse du Tribunal pénal international d'Arusha ou de la justice
française ;
- que des députés exercent aussi leur rôle constitutionnel
de contrôle de l'exécutif, sans se contenter des résultats
d'une Mission d'information parlementaire qui a esquivé les sujets les
plus sensibles ; sur le thème du rôle de la France dans le génocide
de 1994, l'information du Parlement ne peut être considérée
comme close ;
- que les partis politiques et le mouvement citoyen considèrent la dangerosité
d'évolutions organisationnelles récentes, telle la constitution
du Commandement des opérations spéciales en une sorte de "
légion présidentielle " ;
- que la France, dans ses rapports avec le peuple rwandais, se dispose à
tirer les conséquences de ceux de ses actes qui seront avérés,
parmi ceux qu'a évoqués la Commission ou qui pourraient encore
se révéler.