Commission
d'Enquête Citoyenne
pour la vérité sur l'implication française dans
le génocide des Tutsi au Rwanda
INFOS: http://cec.rwanda.free.fr/
Le quotidien de Dakar
Boubacar Boris Diop
Courrier
International 9 avril 2004
Dans ces pays-là, un génocide nest pas trop important
Depuis le drame rwandais, les officiels français - de droite comme de gauche - nont cessé de nier leur responsabilité. Comme si tout pouvait sexpliquer par les particularismes africains.
"Ah, oui... Les Tutsis du Rwanda ! Ces gens qui utilisent le génocide pour justifier leur propre cruauté... Nous sommes en 1998 et celui qui parle ainsi en faisant tinter les glaçons dans son verre de whisky est un jeune Zurichois, patron dune ONG daide au développement. Cinq ans après, je nai toujours pas compris (ni oublié) la lueur de haine que jai vu briller dans le regard de Benedict. Il nétait en fait que le premier de la longue liste des négationnistes que jai croisés sur mon chemin ces dernières années. Je me souviens aussi dun dîner sur le campus de Louvain-la-Neuve. Le professeur qui mavait invité à son cours narrêtait pas de plaisanter sur le vernis de christianisme des Rwandais. Il a nettement moins apprécié le rappel de lattitude du Vatican pendant lHolocauste. Nous avons fini par nous envoyer des méchancetés à la figure et, furieux, il a ostensiblement rendu à une amie lexemplaire de Murambi, le livre des ossements quelle venait de lui offrir. De la même manière, un éditeur français na pu supporter que, dans une préface à un ouvrage de Yolande Mukagasana, jaie associé le nom de François Mitterrand et ceux de quelques fameux génocidaires.
Ces expériences nont absolument rien doriginal. LAfricain
qui sintéresse au génocide rwandais voit constamment les
autres lui tendre un miroir pour linviter à faire face à
ses démons. A Yvonne Mutimura-Galinier, dont toute la famille vient dêtre
assassinée, un officiel français déclare avec mépris
le 10 avril 1994 à lHôtel des Mille Collines : Lhôtel
va être pris, tout le monde va être tué, cest votre
barbarie, cest votre histoire, assumez votre guerre.
La même idée est formulée en termes à peine moins
rudes par François Mitterrand. Que peut bien faire la France quand
des chefs africains décident de régler leurs problèmes
à la machette ? Cest, déjà, la thèse
de la mission Quilès : Le Rwanda, responsable de sa propre histoire.
Limplicite de tous ces discours est : ils se sont encore entre-tués
et, comme ils en ont lhabitude, ils veulent nous faire porter le chapeau.
Le piège est si impeccable quil disqualifie à lavance
toute analyse des mécanismes politiques à lorigine de lhécatombe.
Ceux qui ont tiré les ficelles très loin du théâtre
dopérations et leurs complices locaux peuvent dormir tranquilles.
Chercher à mettre en lumière les interventions étrangères
est assimilé à un refus de prendre ses responsabilités.
A partir du constat que la barbarie est africaine, on peut relativiser à
loisir. Impossible de comprendre, autrement, la fameuse phrase prêtée
à Mitterrand : Dans ces pays-là, un génocide nest
pas trop important. Ou celle moins connue de Charles Pasqua au cours d'un
journal télévisé, en juin 1994. Monsieur, dit-il
en réponse à une question du présentateur, il ne faut pas
croire que le caractère horrible de ce qui sest passé là-bas
a la même valeur pour eux et pour nous. Dans La Nuit rwandaise [éd.
Dagorno, 2001], Jean-Paul Gouteux rappelle quelques déclarations de Bruno
Delaye, conseiller de François Mitterrand pendant le génocide.
Interrogé plus tard par Alison des Forges, il déplore les massacres
et y va de son petit éclairage sociologique que lon peut résumer
ainsi : les Africains sont comme ça. En janvier 1998, quand le journaliste
Patrick de Saint-Exupéry sétonne quil ait reçu
des ministres du gouvernement de Kigali pendant le génocide, il lui répond
brutalement : Depuis que je suis ici, jai dû recevoir 400
assassins et 2 000 trafiquants de drogue. Avec lAfrique, on ne peut pas
ne pas se salir les mains.
Il est intéressant de noter que, dès quil sagit du
Rwanda, le négationniste ne nie jamais rien. Il a au contraire le sentiment
tout à fait étrange que plus il en rajoute dans le récit
des horreurs, plus il est lui-même innocent. Oui, on a tué chaque
jour là-bas dix mille personnes. Et après ? Personne ne lui fera
accepter que son gouvernement est pour quelque chose dans une telle histoire.
Cela a eu lieu parce que cest lAfrique. Sur ce point précis,
lhabituel consensus entre la gauche et la droite sur la politique africaine
de la France est remarquable. La convergence notée à un moment
donné entre Dominique de Villepin et Mitterrand na rien de fortuit.
Le premier a déploré récemment les terribles génocides
qua connus le Rwanda. Mitterrand, après le sommet franco-africain
de Biarritz, lance à un journaliste : De quel génocide,
parlez-vous, monsieur ? De celui des Hutus contre les Tutsis ou de celui des
Tutsis contre les Hutus ? Est-il seulement besoin de rappeler quun
ancien ministre de la Coopération français se vantait - dans un
ouvrage minable et dailleurs vite oublié - de raconter la
véritable histoire des génocides rwandais ? Tout cela est
sobrement résumé par le secrétaire général
de lONU de lépoque. Au Rwanda, disait-il, les Hutus
tuent les Tutsis et les Tutsis tuent les Hutus. Boutros Boutros-Ghali
dirigera, après avoir quitté New York, lOrganisation internationale
de la francophonie. Défense dy voir une quelconque relation de
cause à effet.
La théorie du double génocide a bien des avantages : elle permet
de faire semblant de compatir avec les victimes tout en soustrayant le cas particulier
du Rwanda aux rigueurs de la morale universelle.
Les manoeuvres destinées à faire porter la responsabilité
de lattentat du 6 avril 1994 à Paul Kagame procèdent exactement
de la même logique. Dabord, le fait que laccusation soit venue
de Paris nétonnera personne. Chaque fois quil est question
du génocide rwandais, le gouvernement français est en effet montré
du doigt par le monde entier. Toutefois, le système de défense
imaginé par certains stratèges nest pas seulement curieux,
il est surtout profondément raciste. Il part de la conviction que, quelles
que soient les infamies attribuées aujourdhui à des Africains,
elles seront acceptées. Cest la première fois, dans lhistoire
de lhumanité, quun groupe politique est accusé davoir
délibérément sacrifié un million des siens pour
accéder au pouvoir. Personne na pris cela au sérieux, et
la partie sannonce bien plus dure que prévu. Le Rwanda, ce nétait
pas une affaire ordinaire et on narrête pas une telle mer de sang
avec ses bras. Si on y a trempé dune façon ou dune
autre, la seule attitude moralement acceptable est de demander pardon aux victimes.
Pouvons-nous faire bon usage du génocide pour échapper aux images
que les autres nous donnent de nous-mêmes ? Nos pas ne nous conduisent
malheureusement pas dans cette voie. La réaction la plus fréquente
des intellectuels, à propos du génocide et dautres tragédies
africaines, tient en quelques mots : cest dur à avaler mais nous
sommes comme ça. Et, quand on demande : Que signifie être
comme ça ? Nous sommes comment ?, les regards se dérobent,
et lon reçoit pour toute réponse un haussement dépaules
gêné. Cest quon est alors à la lisière
de limpensable, entre parole et silence. Pour un continent auquel il est
souvent reproché de se défausser sur les autres, lAfrique
pratique au contraire beaucoup lautoflagellation.
Dix ans après le génocide, un mélange de honte et de lassitude
empêche lAfrique de commencer à en faire le deuil. Mais,
au-delà de lhabitude du malheur dont parle lécrivain
camerounais Mongo Beti, il y a des raisons bien moins avouables à cette
indifférence. Vu de Paris, les victimes de ce génocide ne sont
tout simplement pas du bon côté. Comment attendre des autres quils
respectent des morts que lon nose pas pleurer soi-même ? Cest
pourquoi lorsquen juillet 1994 Jean dOrmesson se rend au Rwanda
pour Le Figaro, il ne se gêne pas. Face aux centaines de milliers de cadavres
qui jonchent les rues, lacadémicien un peu sénile frétille
daise et avertit aimablement ses lecteurs : Sortez vos mouchoirs
: il va y avoir des larmes... Ames sensibles, sabstenir : le sang va couler
à flots sous les coups de machette. Lafropessimisme, alibi
de notre commune veulerie, a libéré du jour au lendemain les racistes
de tous leurs complexes. Ce constat effarant, que lon doit aux cent
jours du Rwanda, mérite au moins un sursaut dorgueil.
Les déclarations haineuses de quelques hommes politiques et intellectuels
ne doivent cependant pas faire oublier ceci : la recherche sur le génocide
est laffaire quasi exclusive des chercheurs occidentaux, si lon
excepte les auteurs de la région des Grands Lacs et Mehdi Bâ (Rwanda,
un génocide français [éd. LEsprit frappeur, 1997]).
Beaucoup dintellectuels français sont décidés à
faire avouer linavouable à leurs dirigeants. Des associations issues
de la société civile constituées en commission denquête
viennent dailleurs de publier leurs conclusions - accablantes - sur les
responsabilités de lEtat français avant, pendant et après
le génocide.
En avril 1998, Jacques Julliard, chroniqueur au Nouvel Observateur, écrivait
ceci : ... De la même façon se posera un jour, nen
doutons pas, la question de la responsabilité de la France, François
Mitterrand étant président de la République, dans le génocide
des Tutsis du Rwanda en 1994. La France na pas commis le crime, mais elle
a armé les bras de futurs tueurs qui ne cachaient pas leurs intentions.
On ne saurait être plus clair. Le jour annoncé ne semble plus très
éloigné. Ce procès dira aussi, dune certaine manière,
notre échec en tant quintellectuels à penser notre destin.
Dans ce sens-là, oui, nous sommes totalement responsables du million
de morts du Rwanda.
Boubacar Boris Diop