Commission d'Enquête Citoyenne
pour la vérité sur l'implication française dans le génocide des Tutsi au Rwanda
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Journal l'Humanité
Rubrique International
Article paru dans l'édition du 1er avril 2004.



Rwanda. Les spectres de Murambi


Près de Gikongoro, 45 000 corps ont été exhumés. Les assassinats de Tutsi s'étaient poursuivis après la venue de la force française " turquoise ".

Murambi (Rwanda), envoyé spécial.

Murambi, le livre des ossements, le titre du romancier sénégalais, B. Diop, qui a participé à la série d'ouvrages (récits, poésie, fiction) réalisée sous l'appellation générique " Écrire par devoir de mémoire ", explose dans la tête du visiteur de ce site, un des hauts lieux du martyrologe rwandais d'avril à juillet 1994. Un établissement scolaire situé en pleine nature, à quelques centaines de mètres de la ville préfecture de Gikongoro. Des barres de salles parallèles, dans un univers enchanteur, celui des collines abruptes et toujours fleuries qui caractérisent le sud du pays. Une odeur douceâtre environne le lieu. Celle exhalée par les cadavres momifiés et recouverts de chaux qui s'empilent dans les locaux. A l'origine une école devenue camp de réfugiés, puis charnier, et aujourd'hui mémorial, lieu de souvenir et de commémoration . Des rangées de corps figés dans la position où la mort les a atteint, les bras tordus sur le visage. Et puis ces deux salles d'enfants en bas âge, le crâne fendu par la machette ou le bâton clouté, les deux armes favorites des milices interahamwe (" ceux qui frappent ensemble ") créées par le régime Habyarimana.

" Gikongoro est le berceau du génocide au Rwanda ", déclare Félix Mutagoma, bourgmestre de la cité. " On a commencé d'y tuer les Tutsi dès 1959, alors que le pouvoir colonial belge était encore là. " Deux responsables du Parmehutu (parti " ethniste " qui bénéficiait de la bienveillance de Bruxelles), Jean-Baptiste Rwassibo et André Nkeramugaba, ont organisé cette première chasse aux Tutsi avec le soutien de militaires et prêtres belges. Le second nommé a été élu député à l'indépendance après une campagne menée sur le thème : " Comme nous avons tué ensemble, je vous protégerais lorsque je serais à l'Assemblée. " Puis il y eut les pogroms à répétition des années soixante et ceux accompagnant le coup d'État du début des années soixante-dix, qui vit le régime raciste d'Habyarimana (Hutu du nord) succéder au régime raciste de Kayibanda (Hutu du sud). Chaque fois la région du Bufundu, où se trouve Gikongoro, était littéralement saignée, ce qui n'a pas empêché les bonnes relations avec Paris de commencer en juillet 1975, lorsque Valéry Giscard d'Estaing et Juvénal Habyarimana signent un accord d'assistance militaire qui perdurera jusqu'au génocide de 1994. Son dernier avatar fut l'opération Turquoise censée avoir été engagée pour raisons humanitaires.

" Le premier quartier général de Turquoise fut à Murambi, rappelle l'élu. Les Français avaient transformé l'axe Gikongoro-Kibuye-Cyangugu en un couloir d'évacuation des génocidaires vers le Zaïre. Lors de leur arrivée, vers la fin juin, les rescapés sont sortis de leurs cachettes. Les Français les ont encouragés à se regrouper à Murambi. Les interahamwe n'avaient plus qu'à choisir et à recommencer de tuer. D'abord les jeunes hommes pour empêcher tout éventuel renfort au FPR (Front patriotique rwandais). "

Retour en arrière : " La grande attaque s'est produite dans la nuit du 20 au 21 avril. La majorité des réfugiés a trouvé la mort à cette date. " 45 000 corps ont été exhumés ici, sur une population estimée à 60 000 réfugiés. " La plupart des 15 000 autres ont été tués dans les montagnes ou à l'église de Cyanika. "

Nous sommes accompagnés par l'un des rares survivants, Emmanuel Murangira. Son épouse et ses enfants gisent dans l'une des gigantesques tombes collectives qui bordent la piste d'entrée. Emmanuel est devenu gardien du site pour " rester avec eux ". Son regard halluciné témoigne de l'enfer permanent qui hante désormais sa tête. Un souvenir le poursuit : " Ce sont les Français qui ont achevé, puis nivelé les fosses communes. Celle qui était là-bas leur a servi de terrain de détente ; ils jouaient au volley-ball au-dessus des cadavres. "

Les Tutsi continuaient de converger vers Murambi, poursuit Emmanuel. " Ils étaient tués par les Interahamwe au vu des Français, parfois en leur présence directe. " Il précise que " des militaires français ont été vus sur les barrières, comme celle qui était juste à l'entrée du site, en train de vérifier les cartes d'identité avec les Interahamwe ". Ces documents mentionnaient " l'appartenance ethnique ", une invention du colonialisme belge bien évidemment reconduite par les deux dictatures suivantes. Le terme Tutsi était synonyme de condamnation à mort. " Interahamwe et Français conjoints ", murmure à trois reprises le rescapé.

Jean Chatain



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