Commission d'Enquête Citoyenne
pour la vérité sur l'implication française dans le génocide des Tutsi au Rwanda
INFOS:  http://cec.rwanda.free.fr/

Aircrige
La Cimade
Survie
Obsarm

Retour

Journal l'Humanité
Rubrique International
Article paru dans l'édition du 27 mars 2004.

 

Rwanda. Des doctrines militaires françaises sur la sellette


Gabriel Périès (1) évoque les dérives auxquelles ont pu conduire les théories du contrôle des populations forgées par certains cadres de l'armée française.

Pourquoi êtes-vous intervenu devant la Commission d'enquête citoyenne ?

Gabriel Périès. Je suis politologue latino-américaniste, et la CEC m'a sollicité pour ma spécialisation dans l'analyse des doctrines militaires françaises, plus particulièrement celles élaborées entre 1946 et 1960. Ce corpus doctrinaire a été enseigné au sein de l'École de guerre à Paris et exporté par des officiers français au cours de missions dans les armées latino-américaines en Argentine, notamment. Puis j'ai rencontré un journaliste qui avait été grand reporter au Rwanda et qui m'a dit qu'au cours d'un séjour effectué par la suite en Argentine, il avait été frappé par les ressemblances entre les structures politico-militaires argentines et rwandaises (2).

Sur quoi repose cette doctrine élaborée par les colonels Lacheroy et Trinquier au début des années 1950, qui a été appliquée une première fois en Algérie, et comment est-elle arrivée au Rwanda ?

Gabriel Périès. Il s'agit d'une doctrine d'emploi et d'organisation préventive des forces armées qui vise à établir un implacable contrôle " militaro-politique " des populations. Elle a servi à former la plupart des élites militaires des pays de l'Afrique francophone au lendemain des indépendances. À partir du milieu des années 1970, après la prise du pouvoir par le général Habyarimana et la réactivation de la coopération militaire française sous Giscard d'Estaing, l'organisation politico-administrative de l'État rwandais correspond peu ou prou aux théories de Trinquier sur " le contrôle des populations ". Mon hypothèse, néanmoins, est que la doctrine de " la guerre révolutionnaire " a imprégné, dès la fin des années 1950, la formation de l'État rwandais " moderne ", dirigé par un ex-séminariste Hutu (Grégoire Kayibanda) et un officier parachutiste belge (le colonel Logiest), qui culmine en 1963-1964 avec un pré-génocide (3). À l'époque, les élites militaires belge et française fonctionnent en osmose. Le pré-carré francophone est une réalité. Certains officiers belges sont formés à l'École de guerre à Paris et la Revue militaire belge publie des articles traitant de " la guerre révolutionnaire ".C'est le régime Habyarimana qui va parachever la mise en place de celle-ci, autant pour lutter contre un ennemi intérieur Tutsi et contre une éventuelle incursion du FPR que pour asseoir son pouvoir de la manière la plus totale possible.

En recourant à une organisation politico-administrative empruntée au deuxième pilier de la doctrine militaire française de l'époque ?

Gabriel Périès. Dans les années 1970, l'État rwandais semble s'être structuré selon la " théorie des hiérarchies parallèles " de Lacheroy, c'est-à-dire avec un ensemble incroyable pour un si petit pays de systèmes hiérarchiques de contrôle des populations, qui implique l'Église, les forces armées, un système bureaucratique très perfectionné, et qui s'est appuyé, en l'instrumentalisant, sur la permanence de hiérarchies " traditionnelles " héritées de la période coloniale. La vocation première de ce système politique est de quadriller les populations depuis le groupe familial jusqu'à la préfecture. Le tout coiffé par un parti unique [le Mouvement révolutionnaire national pour la démocratie et le mouvement NDLR] et l'oligarchie maffieuse groupée autour de la belle-famille d'Habyarimana, l'Akazu.

Le Rwanda a-t-il été un laboratoire d'expérimentation d'une nouvelle forme d'État ?

Gabriel Périès. Un paradigme terrifiant, oui. Lorsqu'un État se met à fonctionner en suivant ces doctrines militaires, on aboutit à des pratiques génocidaires et un déchaînement de violence hyper ciblé : 30 000 disparus en Argentine et plus de 800 000 morts au Rwanda. Cette doctrine a été élaborée par les Français, mais les Britanniques ont la leur, qui fonctionne sur un modèle très proche. On a affaire à un corpus doctrinaire transnational qui a circulé, et circule encore, comme on vient de le voir avec l'aventure irakienne de l'administration Bush qui se fait des projections de la Bataille d'Alger, de Ponte-Corvo, au Pentagone. Ce corpus peut engendrer des systèmes politiques cannibales, où le militaire finit par dévorer l'État qu'il doit servir et détruit ce qui fonde sa légitimité : la population.

Entretien réalisé par Emmanuel Chicon

(1) Enseignant-chercheur à l'université d'Evry-Val-d'Essonne et membre des comités de rédaction des revues Cultures et conflits et Mots, les langages du politique (ENS-Lyon).

(2) Patrick de Saint-Exupéry, reporter au Figaro, dont le livre l'Inavouable. La France au Rwanda vient de sortir.

(3) Près de dix mille Tutsis de l'intérieur sont exterminés en représailles d'une tentative d'incursion armée de leurs frères réfugiés venus du Burundi.



Page imprimée sur http://www.humanite.fr
© Journal l'Humanité