Commission d'Enquête Citoyenne
pour la vérité sur l'implication française dans le génocide des Tutsi au Rwanda
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Le Nouvel Observateur
Semaine du jeudi 1 avril 2004 - n°2056 - Monde

Dix ans après le génocide

Rwanda : La France coupable?

En dépit du travail accompli par la mission d’information parlementaire, toute la lumière est loin d’avoir été faite sur la vraie nature des rapports qui existaient entre Paris et un régime rwandais devenu génocidaire


Dans quelle mesure un pays qui a apporté durablement son soutien à un régime dont l’action a débouché sur un génocide peut-il être considéré en partie comme responsable, voire complice de ce dénouement criminel? Dix ans après le génocide du Rwanda, la question reste posée en ce qui concerne le rôle de la France dans ces événements. Pour établir le bien-fondé de cette interrogation, il n’est pas nécessaire d’évoquer des conspirations ni même de s’égarer dans des faisceaux de soupçons. Il suffit de s’en tenir aux faits.

Il est établi que la France a aidé militairement, diplomatiquement et financièrement, pendant quatre ans, de 1990 à 1994, un gouvernement de Kigali, celui de Juvénal Habyarimana, fondé sur une idéologie raciste et qui faisait procéder régulièrement à des massacres avant d’en arriver au choix de la «solution finale». Aucun crime du XXe siècle ne répond aussi exactement à la définition moderne du génocide, telle qu’elle a été établie dans le droit international après l’extermination des juifs par les nazis, que le massacre des Tutsis du Rwanda, d’avril à juillet 1994. Une mission d’information du Parlement français a réuni en 1998 un certain nombre de témoignages et de documents sur les circonstances dans lesquelles la France s’est engagée dans ce territoire de l’Afrique des Grands Lacs, qui relevait autrefois du système colonial belge.

Au moment de l’indépendance du Rwanda en 1962, des dizaines de milliers de Tutsis, groupe minoritaire mais qui avait été favorisé par l’administration belge, ont fui vers l’Ouganda voisin, par crainte de représailles de la majorité constituée de Hutus (80%). Pendant trente ans tous leurs efforts de retour négocié au pays échouèrent. En 1990, un mouvement politico-militaire, le Front patriotique rwandais (FPR), créé par la deuxième génération d’exilés, décide le retour par la force des armes. La France vole alors au secours du dictateur Juvénal Habyarimana, qui était arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat sanglant et qui avait imposé au Rwanda la loi d’un parti unique, à base ethnique. Les militaires français arrivent dans le cadre de l’opération Noroît qui sera bientôt suivie par d’autres interventions plus ciblées appelées «Panda» ou «Chimère», confiées à des troupes spéciales ou à des agents des services secrets.

Au fil des mois, l’engagement français, dirigé directement depuis l’Elysée, devient plus profond. Il ne s’agit plus d’un simple engrenage, mais d’une évolution voulue, fondée sur un choix stratégique. Sur place, des Français devenus conseillers du pouvoir au plus haut niveau prennent en main la conduite de la guerre contre le FPR. Le soutien de Paris se développe et se renforce alors même que le régime ethniste de Kigali répand une propagande de plus en plus raciste, assimile tous les Tutsis à des ennemis extérieurs, les traite par la voix de ses porte-parole de «cancrelats», de «vermine à éliminer». Des militaires français, que l’on voit sur des barrages avec des extrémistes hutus, participent directement au contrôle de la population tutsie désormais criminalisée. On a appris par le rapport du Sénat belge - qui avait mis en œuvre une véritable commission d’enquête et non une simple mission d’information comme le Parlement français - que «dès 1992 l’ambassadeur de Belgique au Rwanda signalait l’existence d’un "état-major secret" chargé de l’extermination des Tutsis afin de résoudre définitivement le problème».

Entre 1990 et 1993, d’atroces massacres se succèdent. Malgré les avertissements d’universitaires français, qui connaissent à fond le Rwanda, et des rapports d’enquête terribles fournis par d’autres organisations internationales, la proximité des dirigeants français avec le régime rwandais ne se dément pas. Officiellement, Paris encourage des négociations entre le régime hutu de Habyarimana et le FPR, qui aboutissent aux accords conclus à Arusha en 1993. Ils prévoient un partage du pouvoir au Rwanda et le retour des réfugiés.

Mais dans le même temps la France arme massivement les forces militaires du régime hutu et appelle, par la voix de certains de ses représentants, à faire «front commun» avec le pouvoir hutu. Au sein de ce pouvoir, dans la propre famille de Habyarimana, un clan extrémiste s’est formé, s’appuyant sur des milices et des réseaux, signalés dès 1992 comme des «escadrons de la mort». «Tous les témoignages confirment qu’il existe dans l’entourage du chef de l’Etat un certain nombre de personnes qui organisent des massacres», constate en janvier 1993 la Ligue des Droits de l’Homme en évoquant, déjà, l’hypothèse d’un génocide. Le clan du «Hutu power», décidé à faire échouer l’application des accords d’Arusha, dispose, à partir de 1993, d’un puissant organe de propagande avec la Radio des Mille Collines.
La marche vers un génocide organisé est désormais entamée. Certains massacres de Tutsis ressemblent à s’y méprendre à des répétitions générales: intervention d’une autorité centrale, mobilisation de l’administration locale entièrement aux mains des Hutus, intervention d’éléments de l’armée en appui aux milices partisanes entraînées dans les casernes de l’armée gouvernementale. Des éléments français ont-ils participé à ces entraînements de tueurs, comme le laissent entendre certains témoignages? La mission parlementaire a conclu à l’absence de preuves sur ce sujet. Mais la présence de militaires français dans des camps rwandais où des miliciens sont entraînés semble avérée. Selon un témoignage du géné)-ral Roméo Dallaire, ancien commandant des casques bleus au Rwanda: «Il y avait des coopérants dans les entrailles des unités les plus extrémistes, dont la garde présidentielle.» Prudemment, un ministre français reconnaîtra par la suite qu’il y a eu «des relations trop étroites entre certains militaires français, ou les services, et le gouvernement du président Habyarimana». Lorsque fin 1993, à l’arrivée des casques bleus et conformément aux accords d’Arusha, la France retire les troupes de l’opération Noroît, des dizaines de conseillers restent sur place.

Dès le mois de janvier 1994, des signes indiquent que le génocide est imminent. Le général Dallaire demande en vain à l’ONU le droit d’intervenir préventivement contre ceux qui ont préparé des listes et constitué des stocks d’armes à Kigali. Le 6 avril, l’avion de Habyarimana est abattu. Immédiatement, certains pensent que l’attentat est dû aux extrémistes hutus, qui croyaient que le président assassiné était prêt à se rallier aux accords d’Arusha. D’autres attribuent le crime à Paul Kagamé, chef du FPR, décidé à remporter une victoire militaire pour s’adjuger la totalité du pouvoir. Quoi qu’il en soit, les massacres commencent dès le lendemain. Un nouveau gouvernement est formé par des extrémistes hutus, qui vont accomplir, à marche forcée, un génocide qui entraînera la mort de 800000 personnes.

La France, en partie officiel-lement, en partie par des voies détournées, va se tenir jusqu’au bout aux côtés de ce gouvernement génocidaire. Elle sera le seul pays occidental à adopter une telle attitude. Au plus fort des tueries, des membres de ce gouvernement sont reçus à Paris, malgré les appels du président de la Ligue des Droits de l’Homme qui avertit l’Elysée que cet accueil va apporter la caution de la France aux auteurs des tueries en cours et les conforter dans leur entreprise.

Au mois de juin, alors que les massacres arrivent presque à leur terme et que la victoire du FPR sur le régime de Kigali est imminente, Paris demande à l’ONU et obtient l’autorisation d’intervenir. En raison de l’ambiguïté du projet et des soupçons qui pèsent sur la France, aucun pays européen n’acceptera de participer à cette initiative. En effet, l’opération Turquoise, présentée comme «humanitaire», commencera comme une entreprise de reconquête militaire, avec chasseurs-bombardiers Jaguar, Mirage F1, hélicoptères de combat, mortiers lourds, blindés, etc. Les militaires sont accueillis par les «Vive la France» des tueurs hutus.

A Paris, le pouvoir est divisé entre Matignon, qui veut une opération limitée, et l’Elysée, qui rêve encore d’un contrôle territorial plus vaste qui permettrait de sauver le gouvernement rwandais en place et d’empêcher «l’ennemi FPR» de prendre le pouvoir. Paris est moins que jamais neutre. Mais il est trop tard, l’armée gouvernementale s’est effondrée. L’opération Turquoise a sans doute sauvé la vie à environ 10000 Tutsis, mais elle permettra surtout l’exfiltration des dirigeants génocidaires et de leur armée vers le Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo, où ils établissent leur contrôle sur une population de 2 millions de civils hutus emmenés en exil. Sur la frontière du Rwanda, alors qu’une terrible épidémie de choléra éclate, les miliciens et les soldats de l’armée hutue préparent ouvertement la «reconquête», prêts à «terminer le travail», c’est-à-dire l’extermination des Tutsis.

Des témoignages recueillis par la commission d’enquête citoyenne réunie la semaine dernière à Paris par diverses associations telles que la Cimade, l’Observatoire des Transferts d’Armes et Survie montrent qu’une certaine coopération entre des éléments français et les génocidaires se poursuit à Goma: livraisons d’armes sur l’aéroport contrôlé par les troupes françaises, opérations financières avec la Banque nationale du Rwanda, qui a été évacuée avec tous ses coffres vers les camps de l’exil, etc. Déjà interrogé sur ces sujets par la mission parlementaire, en particulier sur les livraisons d’armes, l’ancien Premier ministre Edouard Balladur répondra: «Je n’étais pas censé tout savoir.» Il lance aussi cette interrogation lourde de sous-entendus: «Des organismes privés ou des personnages se situant en dehors des circuits officiels sont-ils intervenus? Je n’ai rien à ajouter à ce que chacun suppute…» Le général Dallaire a mentionné de son côté la présence à Goma d’officiers français auprès du commandement de l’ancienne armée rwandaise, qui ne cachait pas ses préparatifs pour relancer l’offensive au Rwanda avec ses forces reconstituées grâce à l’aide extérieure.

Comment expliquer une si longue obsti-nation de la part de certaines institutions politiques et militaires françaises? Les responsables de cette époque ont avancé de nombreux arguments pour justifier leur proximité avec le régime de Habyarimana, puis avec le gouver-nement du génocide. Il s’agissait, disaient d’anciens ministres devant la mission parlementaire, de favoriser la démocratie au Rwanda, de détacher Habyarimana de ses alliés extrémistes et d’obtenir un accord négocié avec le FPR. Mais il fallait surtout défendre la présence française en Afrique, qui est un atout stratégique indispensable au maintien de l’influence de la France dans le monde. François Mitterrand se situait dans la continuité de la politique du général de Gaulle. Il ne pouvait donc pas abandonner un régime «ami» qui risquait d’être renversé par une minorité armée appuyée de l’extérieur. Cela n’aurait pu que déstabiliser l’ensemble de la région et enlever toute crédibilité aux garanties que la France accordait à d’autres pays francophones.

Cette argumentation suppose que, par raison d’Etat et au nom des «intérêts supérieurs» du pays, Paris avait le droit de fermer les yeux sur certains excès du régime rwandais. L’Amérique n’a-t-elle pas, pour des raisons identiques, longtemps soutenu avec le même cynisme, en particulier en Amérique latine, des dictatures sanglantes? Le problème pour la France, c’est que, dans le cas du Rwanda, cette politique a débouché sur un génocide. Cela change tout. Les aveux d’«erreurs d’appréciation» ou de «dysfonctionnements institutionnels» retenus à titre d’excuses par la mission parlementaire ne suffisent plus. Dix ans après, les victimes ont droit à plus d’explications. Jusqu’à ce jour, les questions concernant les responsa-bilités françaises et les éventuelles culpabilités individuelles restent ouvertes.

François Schlosser


Des accords de paix au génocide

4 août 1993. A Arusha (Tanzanie), signature entre le président rwandais Juvénal Habyarimana, l’opposition interne et les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), composé en majorité d’exilés tutsis, des accords de paix qui prévoient le partage du pouvoir à Kigali.
5 octobre 1993. Création de la Mission des Nations unies au Rwanda (Minuar). Composée de 2500 casques bleus, elle se déploiera à partir de la mi-décembre.
28 décembre 1993. En application des accords d’Arusha, un bataillon du FPR (600 hommes) arrive à Kigali.
5 janvier 1994. Juvénal Habyarimana prête serment comme président du «gouvernement de transition à base élargie», prévu par les accords.
21 février 1994. Le ministre des Travaux publics, dirigeant du Parti social-démocrate (opposition hutue), est assassiné. La nuit suivante, près de 70 Tutsis et Hutus «pro-FPR» sont massacrés.
6 avril 1994. De retour d’un sommet régional réuni pour sauver le processus de paix rwandais, le président Habyarimana est tué : son avion est abattu par un missile alors qu’il s’apprêtait à se poser à Kigali.
7 avril 1994. Les liquidations systématiques commencent à Kigali. Le Premier ministre Agathe Uwillingiyimana et les casques bleus belges qui la protégeaient sont assassinés.
9 avril 1994. La France et la Belgique commencent à évacuer leurs ressortissants.
16 avril 1994. La Belgique retire son contingent (780 hommes) de la Minuar.
27 avril 1994. Alors que les liquidations de masse se poursuivent, le Conseil de Sécurité ramène à 270 casques bleus les effectifs de la Minuar.
12 mai 1994. Le haut-commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme qualifie les massacres en cours de «génocide».