Commission
d'Enquête Citoyenne
pour la vérité sur l'implication française dans
le génocide des Tutsi au Rwanda
INFOS: http://cec.rwanda.free.fr/
Paroles de «génocidaires»
Monique Mas | RFI | 07/04/2004
Dans la prison de Gisovu, en préfecture de Kibuye, dans le Centre-Est, au bord du lac Kivu, un ancien préfet des études a des plaies à l'âme. Il s'est livré à la justice pour expier. A Nyanza, au sud du pays, un infirmier de métier, Mathieu porte la tenue rose des 4 750 détenus du génocide - la prison compte aussi 129 femmes -, une moyenne dans les centres pénitentiaires du pays où s'entassent parfois deux fois plus de détenus. Ils sont environ 10 000 à Butare, sur la route du Burundi voisin, où des miliciens ivres de sang attendaient ceux qui fuyaient le Nord dans l'espoir de franchir la frontière. D'une prison à l'autre, certains vivent leur détention comme la sanction-surprise d'une tentative d'extermination qu'ils croyaient infaillible. Mais surtout, même ceux qui souffrent en conscience de leurs propres crimes, tous renvoient la responsabilité à un «secret» d'Etat lié à la guerre du Front patriotique rwandais (FPR) et à la mort du président Habyarimana. Pour les Hutu, disent-ils, pas question alors de songer à épargner les enfants ou les vieillards, pas question non plus d'ignorer l'appel «à tuer et à prendre».
De notre
envoyée spéciale à Cyangugu, Gikongoro, Murambi, Butare et Nyanza.
Mathieu, l'ancien infirmier
raconte l'amie de sa femme tutsi venue demander de l'aide «au dispensaire
où je travaillais. Elle avait le cou presque complètement tranché, le docteur
a exigé qu'on l'achève et qu'on la jette dans un trou. Le lendemain ma femme
m'a demandé des médicaments en me disant que «notre amie» n'était pas morte.
Un vrai miracle parce qu'elle était complètement coupée de partout». «L'autre
miracle», ajoute-t-il, «c'est que moi je ne l'ai pas aidée. Et pourtant,
aujourd'hui, elle se débrouille pour donner un peu d'argent à mes enfants.
Je remercie ma femme. Nous les Rwandais, nous tuons vite. Mais nous pouvons
aussi vite faire le Bien». Gorette, elle, attend sa rédemption à la prison
de Gisovu, au Centre-Est. Elle a noyé ses trois enfants en avril 1994. Gorette
était enceinte de son mari tutsi. Lorsqu'il a été tué, elle est allée se réfugier
chez ses parents. Ses frères lui ont dit de retourner en enfer ou bien de
jeter ses petits à la rivière, là où devaient être lancés les Tutsi afin «qu'ils
rentrent chez eux» au fil de l'eau, quelque part en Ethiopie «d'où
ils viennent, c'est bien connu. Même les Blancs le disent».
Dans sa tenue rose de prisonnier,
le caporal Jean-Bosco se souvient que les instructeurs militaires français
de l'opération Noroît dispensaient aussi des cours d'histoire du Rwanda pour
compléter leur enseignement: tactique militaire et maniement des nouvelles
armes lourdes qu'ils avaient apportées avec eux. C'était au Centre d'entraînement
commando de Bigogwe, au nord du pays, en 1991. Pour sa part, le caporal reconnaît
avoir fusillé seize personnes en 1994, à Cyangugu, au Sud-Est, au bord du
lac Kivu. «J'étais préparé à ce genre de chose», soupire-t-il, «ça
ne m'a pas paru étrange parce que les autorités nous impliquaient régulièrement
dans ce genres d'actes: dans les premiers mois de 1991, j'ai dû participer
au massacre des Bagogwe», une communauté très pauvre installée dans la
région de Bigogwe et apparentée aux Tutsi.
Officiellement, une quinzaine
d'officiers français seraient restés au Rwanda, le temps de fermer les bureaux
de l'opération Noroît, en décembre 1993. A la prison de Cyangugu, l'ancien
caporal des Far assure que des officiers et des hommes du rang sont restés.
Pour sa part, il ne croit pas que le 6 avril 1994, le FPR ait pu s'infiltrer
dans le quartier de Masaka d'où a été tiré le missile qui a abattu l'avion
du président Habyarimana, au-dessus de la zone militaire aéroportuaire de
Kanombe abritant la résidence présidentielle. «Quand on sait ce qu'il faut
pour tirer un missile, cela paraît impossible que le FPR ait pu le faire.
Parce que Masaka était une position gouvernementale», dit-il, mais aussi
parce que «dans une cour de Masaka, il y avait un camp d'entraînement interhahamwe.
Il y avait aussi une position française bien connue». Informé par son
«grand frère qui était Garde présidentiel» (GP), le caporal a également
trouvé étonnant que, sitôt l'avion tombé, «les GP et les Français se sont
précipités à Kanombe au lieu d'aller voir ce qui se passait à Masaka».
Lui-même croit plutôt que les responsables sont les faucons du régime. «L'armée
rwandaise était divisée», dit-il, «certains ne voulaient pas entendre
parler d'Arusha qui allait donner des postes au FPR».
Le chauffeur Abed servait
le responsable local des Interahamwe, le farouche «Tarek Aziz». D'après lui,
ce dernier aurait reçu un paquet de grenades offert par les militaires français
de l'opération Turquoise, accueillis par les Far au passage de la rivière
Ruzizi, entre Zaïre et Rwanda. Selon le caporal Jean-Bosco, ce sont les soldats
français de l'opération Turquoise qui ont suggéré aux Far de se replier au
Zaïre pour préparer la revanche, avec leur aide. Ils les auraient aidés à
vider la région pour que le FPR n'y trouve rien. Selon ses dires, ils leur
auraient aussi appris «à ouvrir le ventre des cadavres pour les empêcher
de remonter à la surface de l'eau où on les jetait». Le traducteur (un
autre détenu) dit parfois au contraire «obturer». Beaucoup disent «fusionner»
pour «fusiller».
Civils ou militaires, les
prisonniers invoquent l'offensive du FPR en octobre 1990 pour expliquer sinon
justifier leurs crimes. «Le président Habyarimana était Hutu. Presque tous
les soldats rwandais aussi. Il se disait que les Tutsi avaient attaqué. En
1994, j'avais 34 ans et il ne m'était jamais arrivé de me battre avec quelqu'un.
Pas même avec un Tutsi», dit l'un, ajoutant qu'il est «très étonnant
de prendre une machette et de tuer une personne. Mais j'ai vu que les Hutu
étaient fâchés par la mort du président, quelque chose n'allait pas entre
les Hutu et les Tutsi».
«Cela a été et je
l'ai fait»
Interrogés sur l'efficacité
militaire des massacres de civils inoffensifs, femmes, vieillards, bébés,
les «génocidaires» restent bouche bée. Le concept de génocide leur échappe.
Les yeux se vitrent à l'idée d'un libre arbitre avant le passage à l'acte,
à l'évocation de l'idée d'une conscience personnelle du Bien et du Mal. «L'homme
qui tue une fois ne peut plus s'arrêter. Il se passe quelque chose dans sa
tête. Moi je ne savait même plus quel jour on était, si c'était le matin ou
le soir. Tout était dans le sombre», tente d'expliquer Benoît, le regard
vacillant. A Karongi, dans la préfecture de Kibuye, ses élèves tutsi ont été
massacrés. Straton, lui, avait été élu bourgmestre en mai 1993 à Karengera,
au Sud-Est, au titre de l'opposition. Il appartenait au Parti social démocrate
(PSD). Avec Israël, un ancien conseiller municipal, il raconte les divisions
de l'opposition et l'apparition du Hutu power, la formule consacrée
par le parti présidentiel pour élargir le cercle contre le FPR. L'idée était
d'empêcher le renversement de la «Révolution sociale de 1959» conçue comme
la prise du pouvoir par la communauté hutu.
Les anciens du PSD se rappellent
comme d'un tournant le discours d'un dirigeant du principal parti d'opposition,
le Mouvement démocratique républicain (MDR), Froduald Karemera (l'un des premiers
condamnés à mort et exécuté par le FPR). Froduald Karemera était en rupture
de ban avec la ligne unitaire du Premier ministre MDR désigné dans les accords
d'Arusha, Faustin Twagiramungu. Un jour de meeting, fin 1993, il a battu le
rappel des partisans du Power sans jamais prononcer le mot Hutu. Tous
en ont retenu que l'union ferait la force des Hutu contre les Tutsi, en général.
Un autre détenu explique comment bourgmestre et gendarmes ont laissé mettre
à mort publiquement un Tutsi pour donner le «bon exemple» à ceux qui
n'étaient pas au courant de la solution finale imaginée par le gouvernement
intérimaire du 9 avril. «C'était le 13 ou le 14 avril», se souvient
un prisonnier. «Le bourgmestre n'a pas dit que ce n'était pas acceptable.
C'est comme ça que le massacre a commencé à faire des pillages», ajoute-t-il.
Cent jours de massacres
sans relâche, c'est long. Mais «vous ne pouvez pas vous demander pourquoi
vous décidez de tuer des amis. Normalement, devant quelqu'un d'affamé par
exemple, on se sent touché. Mais là, on n'avait plus besoin de se regarder
avec les Tutsi», poursuit Benoît qui parle de Tutsi «modérés» et
qui s'exclame: «vous pourriez aussi me demander pourquoi, pendant que je
tuais des Tutsi, je cachais d'autres Tutsi sous mon lit». Il n'a pas d'explication.
Mais s'il est revenu du Zaïre pour se rendre, c'est parce qu'il avait «la
nostalgie du pays» sans pour autant se sentir le cour d'affronter le regard
des autres sur sa colline natale, l'oeil aussi qui habite ses cauchemars.
«J'ai tué beaucoup de gens. Je voulais être puni et me reposer», glisse-t-il,
ajoutant «je ne peux pas me donner une cause raisonnable pour expliquer
un seul mort. Moi non plus je ne peux pas expliquer comment quelqu'un qui
a été à l'école peut prendre une machette ou une massue et tuer un être humain
comme lui. Mais cela a été et je l'ai fait».
Pendant le génocide, Mathieu
l'infirmier a succédé comme bourgmestre à un prédécesseur assassiné parce
que Tutsi. Accusé en col blanc, l'ancien directeur de la prison de Butare
y séjourne à son tour. Certains prisonniers ont tué une partie de leur propre
famille, exterminant des parentèles complètes de gendres ou de beaux-frères.
«Si un Tutsi meurt, il y avait peut-être de l'argent ou une fortune chez
lui. Mais il y avait une haine historique entre les Hutu et les Tutsi»,
explique un détenu en avouant, à 42 ans, «moi non plus je ne connais pas
l'histoire des Hutu et des Tutsi. Mais en voyant des gendarmes avec leurs
fusils nous appeler pour faire la chasse aux Tutsi, je me suis dit qu'il y
avait peut-être un secret du gouvernement. Alors, j'ai décidé de le faire».
Le message des autorités locales était clair: «tuez et prenez!».
A Butare, la pluie battante
noie les yeux d'un jeune francophone jadis employé au contrôle de qualité
des allumettes, à l'usine locale. Il s'appelle toujours Innocent. En 1994,
il habitait chez un capitaine des Far. Quand ce dernier lui a demandé d'accompagner
un milicien pour exécuter deux jeunes filles fréquentant leur maison commune,
sa faible résistance a rapidement cédé. Les deux jeunes gens ont choisi le
crépuscule «pour ne pas voir le visage des filles». Mais ils ont mal
fait «le travail» ordonné par les «autorités intérimaires» en tournée
à Butare après l'exécution de son préfet tutsi. Une survivante de quatorze
ans s'est traînée jusqu'à la maison. En gage de bonne volonté, le capitaine
a demandé à son hôte de l'achever. Ce faisant, Innocent a «vu les yeux
de la fille et entendu ses supplications bredouillantes». Depuis, «elle
est dans ma tête», chuchote-t-il. Les jours de visite, sa femme fait la
longue marche depuis sa colline, la tête chargée de nourriture. Elle est tutsi.
«Je n'en savais même rien. Elle était ma fiancée en 1994. Mais avant, je
n'avais jamais parlé de ça avec elle», dit-il, «moi, je viens de Ruhengeri».
A les en croire, en dehors
de la «commune renommée locale», les Rwandais ne savent guère distinguer un
Hutu d'un Tutsi hors de leur propre colline. Ils se déclarent en général incapables
de donner une définition claire de ces «distinctions scandaleuses»,
dit l'un, malgré les prétendues caractéristiques enseignées à l'école, pour
ceux qui y sont allés. Outre les mariages intercommunautaires et les changements
d'identifications intervenus au gré des intérêts du moment, les statures forgées
dans la pauvreté rurale n'ont souvent rien à voir avec l'imagerie des «longs
et des courts». Sortis de l'enclave rwandaise, les visages sont ceux de
la sous-région. Un ancien des milices Interhahamwe rappelle qu'eux mêmes se
sont souvent trompés. Ils ont donc poursuivi leurs basses ouvres en faisant
le tri avec les pièces d'identités frappées des mentions Hutu, Tutsi et Twa.
Il y avait aussi des listes de «riches tutsi que le bourgmestre donnaient
parfois au micro» pour que gendarmes et miliciens sachent qui il fallait
sortir du stade de Cyangugu rempli de réfugiés, pour le conduire à l'abattoir.
A Murambi, près de Gikongoro,
à une vingtaine de kilomètres de la prison, un ancien établissement scolaire
abrite un mausolée où gisent des victimes du génocide, allongées sur des tréteaux
posés dans les salles de classe désaffectées. Les corps - plus de 50 000 -
avaient été entassés si serrés dans les fosses communes qu'ils se sont momifiés.
Passés à la chaux blanche pour une improbable conservation, les gisants de
Murambi sont l'insoutenable reproche de l'humanité violée. Comme celui de
leurs bourreaux, leur témoignage dépasse l'histoire sanglante du Rwanda et
son instrument Hutu-Tutsi. Les mains implorantes de Murambi s'adressent autant
aux indifférents, qu'aux ordonnateurs, aux exécutants ou à ceux qui les ont
soutenus. En réponse, le déni de responsabilité alterne avec la demande de
pardon. Mais il y a aussi de la honte à porter les yeux sur les suppliciés
de Murambi. Les défunts semblent dire que leurs corps convulsés dans la souffrance
ne doivent servir personne, pas même pour instruire les hommes.
«Au Rwanda, il
y a trois races, Hutu, Tutsi et Twa», assure Jean-Baptiste, qui pense
que «le gouvernement actuel a exterminé cette distinction». Etrange
vocabulaire d'un homme obéissant qui avoue seulement avoir «tué une fille
à coups de bâton», dans la région de Bisesero. «J'ai tapé dessus avec
peur. Celui qui m'avait obligé à le faire l'a ensuite découpée à la machette»,
dit-il, poursuivant, «moi j'avais peur d'être tué par ce gaillard. Après
je suis resté à la maison pour éviter de le faire». Il était donc quand
même possible de ne pas tuer, «mais le gouvernement est plus fort que nous.
Si nous n'obéissons pas, qui serons-nous». Toutefois, «être en prison
pendant des années, c'est terrible, je ne peux pas recommencer», disent
de nombreux détenus. La sanction leur a au moins appris qu'exterminer une
communauté, «tuer tous les Tutsi, ce n'était pas possible. Dieu ne peux
pas l'admettre».
Au Rwanda, les responsabilités
individuelles semblent s'être dissoutes dans un système totalitaire qui remonte
à loin. Veillant déjà sous la monarchie au respect absolu de son autorité
sur la moindre colline, descendant sous Habyarimana jusqu'à des chefs de cellule
tout dévoué, les régimes successifs ont en même temps quadrillé les esprits,
imposant leur propre idée du Bien et du Mal, du diable et du bon dieu. Cela
n'absout personne. Le Rwanda est un Etat-Nation anciennement ancré sur un
territoire dont les habitants partagent les mêmes collines, la même langue,
la même culture. Cette homogénéité aurait pu prendre valeur de force unitaire.
Mais si le peuple rwandais en a fait un malheur, c'est peut-être parce qu'il
a été trop longtemps interdit de parole, privé de la liberté d'exprimer ses
aspirations ou ses mécontentements. Alors, nul doute qu'au Rwanda, le «plus
jamais ça» exige plus que jamais la liberté de conscience, le droit d'être
en désaccord sans tuer pour autant, celui de participer sans crainte aux choix
de société qui gouverneront, sinon la réconciliation, du moins la vie commune
des banyarwanda, les gens du Rwanda.
Monique MAS |