Une autre lecture
de Négrologie
Le livre de Stephen Smith qui vient de sorti chez Calmann-Levy et où
l’auteur se caricature lui-même en « négrologue »,
peut paraître suffisamment ignoble pour éviter d’en
parler. Loin de nous l’idée de vouloir lui faire la moindre
publicité, mais certains ouvrages par ailleurs éphémères
et rapidement passés au pilon, comme l’a été
Le retour du Mwami de Bernard Debré (Ramsay, 1998) méritent
cependant qu’on en parle parce qu’ils sont révélateurs
d’une idéologie prégnante dans les hautes sphères
politiques françaises en relation avec l’Afrique. Ce sont
des sortes de « témoins écrits » des
discours tenus en privés, en confiance, sous le boisseau, dans
les cellules africaines de l’Élysée ou encore dans
les états-majors et diverses officines barbouzardes qui participent
de près ou de loin a bâtir la politique africaine de la France.
Stephen Smith est depuis 1994 le propagandiste autorisé et zélé
d’une vision de l’Afrique où le tribalisme est la seule
perspective, la seule explication et le seul mode de raisonnement.
Une superbe analyse de ce livre a déjà été
fait par Francis Laloupo dans Le Nouvel Afrique–Asie : « L’Afrique
menacée par les “négrologues” »[1].
Le journaliste déshabille son confrère et remet cet ouvrage
les pieds sur terre, en rappelant notamment que « L’Afrique
et sa diaspora hébergent depuis plusieurs années un courant
littéraire et une presse parmi les moins complaisantes à
l’égard des dirigeants (…) c’est sur ce continent
que l’on trouve aujourd’hui l’une des plus vives expressions
de la critique citoyenne et intellectuelle ». Bref, pour se
glorifier de son « courage » (sic) de dénonciateur,
Stephen Smith nie l’existence de tous ceux qui effectivement se
battent pour la liberté d’expression et la démocratie
sur le terrain en Afrique. Le courage qui consiste à asséner
quelques poncifs triviaux et racistes sur les Africains « du
sud du Sahara » comme l’auteur le répète
avec insistance, est aussi dérisoire que choquant. Il n’y
aurait rien à ajouter à l’excellent compte rendu de
Francis Laloupo, sinon qu’il me parait important de souligner les
liens entre les thèses ou les idées exprimées par
l’auteur et l’idéologie qui suinte du pouvoir
néocolonial et des réseaux françafricains.
Car tous les poncifs racistes semblent rassemblés dans le livre
de Smith, y compris celui souvent entendu de l’incapacité
viscérale des populations noires : « Si l’on
remplaçait la population – à peu près équivalente
– du Nigéria pétrolier par celle du Japon pauvre,
ou celle de la République démocratique du Congo par celle
de la France, il n’y aurait plus guère de souci à
se faire pour l’avenir du "géant de l’Afrique
noire", ni de l’ex-Zaïre. De même, si six millions
d’Israéliens pouvaient, par un échange standard démographique,
prendre la place des Tchadiens à peine plus nombreux, le Tibesti
fleurirait et une Mésopotamie africaine naîtrait sur les
terres fertiles entre le Logone et le Chari. » Il y ajoute
évidemment la touche de précaution nécessaire pour
rendre « correct » ce poncif : « Qu’est-ce
à dire ? Que les Africains sont des incapables pauvres d’esprit,
des êtres inférieurs ? Sûrement pas. Seulement, leur
civilisation matérielle, leur organisation sociale et leur culture
politique constituent des freins au développement… »
Après s’être tant investi dans la défense de
la cause hutu, rajoutant des tonnes d’huile sur le feu de la haine
ethnique, présentant les Hutu comme un peuple martyre, en rajoutant
même sur les stéréotypes racistes qui encensent « le
peuple de la glèbe », il n’hésite pas à
accuser haineusement la « diaspora tutsi » qui veut
selon lui, non pas « l’extermination des Hutu, largement
majoritaire, mais leur assujettissement à la condition d’ilotes
-citoyens de seconde zone- au fond des collines- (sic) pour des générations
à venir »[2]. Il Cosigne avec Claudine Vidal et Rony
Brauman un article indécent dans la revue Esprit, où le
génocide est dénoncé comme une rente de situation
et où le FPR est criminalisé et dénoncé, en
oubliant que c’est bien l’APR qui a mis fin au génocide[3].
Stephen Smith serait-il déçu, désabusé par
ses « bons » Hutu, capables des pires atrocités ?
Peu crédible et incompatible avec le cynisme françafricain.
Il semble plutôt que c’est parce que grâce à
certains livres, comme ceux de Jean Hatzfeld[4], la réalité
du génocide est mieux connue des Français. De surcroît
ce sont des livres apolitiques sans un mot sur l’implication française
et donc « neutre », non critiquables, entièrement
consacrés à décrire la réalité du génocide.
Les horreurs réalisées au Rwanda en 1994 rendent le révisionnisme,
ainsi que le négationnisme implicite qui l’accompagne, intenables.
La tentative pour rendre équivalents les crimes de guerre de l’APR
et le génocide n’est plus aussi facile.
On peut trouver curieux que Smith dénonce et condamne "l'ethnisme
atavique" (sic) de Paul Kagame dans un article récent du Monde[5]
alors que dans Négrologie il se fait l’apôtre de l’ethnisme :
« le tribalisme et l'ethnicité ne sont pas les vieux
démons de l'Afrique mais, au contraire, les signes sous lesquels
elle accède à la modernité, les attributs qui lui
permettront peut-être de se sauver », pour reprendre
le compte-rendu élogieux de son ami Pascal Bruckner dans Le Monde
du 12/12/03. Cette contradiction entre sa profession de foi ethniste et
le mensonge accusateur vis à vis de Kagame en dit long sur son
acharnement contre le nouveau Rwanda et son président. Soyons clair :
si une chose est bien indéniable, c’est que la critique est
nécessaire et utile. C’est la force de la démocratie.
Mais quelle crédibilité peut avoir un Stephen Smith s’acharnant
sur le Rwanda ? Pour être crédible il faudrait qu’il
ait la même attitude vis-à-vis des dictatures protégées
par la France. Or, comme le remarque François-Xavier Verschave
« Tout en pourfendant depuis neuf ans les adversaires de la
Françafrique, il ne cache gère ses relations directes avec
Denis Sassou Nguesso, publiant des interviews opportunes et pas vraiment
agressives du Milosevic congolais ; il est venu au secours du régime
Eyadema, visé par Amnesty International ; il a cherché,
en 1996, à marginaliser la dénonciation du premier « sacre
électoral » du bourreau tchadien, Indriss Déby ;
etc. »[6]
Pour les gens que l’aura d’un « spécialiste
Afrique du Monde » pouvait encore mystifier, Négrologie,
a le mérite de leur ouvrir les yeux, il permet aux lecteurs du
Monde de faire dorénavant une autre lecture des articles de Stephen
Smith et d’ailleurs du contenu de ce journal. Le masque du politiquement
correct utilisé pour faire passer de l’information idéologiquement
orientée, tombe. Sans oublier l’autre aspect du travail « journalistique »
de cet auteur, sur lequel il y aurait beaucoup de choses à dire.
Il suffit ici de renvoyer au livre La Nuit rwandaise (L’esprit Frappeur
2002) qui rapporte plusieurs exemples flagrants de désinformation
savamment distillée.
Bref, comme Le retour du Mwami de Bernard Debré, Négrologie
aura au moins un rôle utile : celui de la clarification. Autant
sur l’opinion des leurs auteurs que sur celle de leur environnement
politique. Merci donc à Stephen Smith d’avoir rappelé
haut et clair ses compétences de « Négrologue »
à ceux qui pouvaient encore en douter.
A lire également:
-Négrophobie
(Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave)
[site Les
Arènes]
- L'Afrique
menacée par les “négrologues” (F. Laloupo)
[site Interculturel]
-A
propos du livre de S. Smith "Négrologie" (CQFD) [site
Interculturel]
Notes:
[1] Le Nouvel Afrique–Asie N° 173 de février 2004. Consultable
sur le site du Nouvel Afrique-Asie : http://www.afrique-asie.com/archives/2004/173fev/173afriq.htm
[2] Stephen Smith, « Génocide, le mot et les morts »,
Libération du 6 au 10 mars 1997.
[3] Rony Brauman, Stephen Smith, Claudine Vidal, « Politique
de terreur et privilège d’impunité au Rwanda »,
Esprit, août septembre 2000. Brauman serait la caution humanitaire,
Vidal, la caution universitaire et Smith le journaliste dont il faut refaire
une vertu.
[4] Dans le nu de la vie et Une saison de machette Le Seuil, 2000 et 2003.
[5] Avec Jean-Philippe Remy, « Au Rwanda, le sacre électorale
de la peur dix ans après le génocide », Le Monde
du 7 novembre 2003.
[6] Billets d’Afrique, n° 120, décembre 2003.
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