Débats et manoeuvres autour du massacre du camp de Gatumba :

Informations ou interprétations ?
Les agendas politiques assassinent une deuxième fois les morts de Gatumba

Par Aloys Tegera et Christiane Kayser, Pole Institute.

Le massacre génocidaire de Gatumba qui a fait 164 morts et plus d'une centaine de blessés et traumatisés le 13 août 2004 est entrain de servir de prétexte à des manœuvres politiques autour des agendas régionaux des Grands Lacs.

Dans la nuit du 13 au 14 août 2004, le camp de Gatumba au Burundi fut attaqué par environ une centaine d'assaillants et 163 réfugiés congolais, hommes, femmes et enfants (dont 149 Banyamulenge et 14 Babembe) furent massacrés. Plus d'une centaine de réfugiés furent blessés. Un des blessés est mort de ses blessures deux jours après l'attaque ce qui amène le chiffre des morts à 164. (1) Pole Institute est entrain de préparer un rapport détaillé sur base de nos enquêtes et entretiens.

Au vu du battage médiatique autour de la question nous réagissons dans ce texte au rapport contradictoire en lui-même de l'ONG Human Rights Watch qui choisit de mettre en avant comme point central la non-implication d'acteurs congolais tout en concédant dans d'autres parties du même texte la participation d'individus congolais au massacre sans en tirer aucune conclusion. À ce point les investigations de tous les enquêteurs sont nécessairement incomplètes et il est extrêmement difficile à ce stade d'apporter des preuves irréfutables par rapport à la responsabilité directe et indirecte des uns et des autres. Dans un contexte politique et militaire hautement explosif, s'avancer sur base d'un rapport qui se dit « d'information » pour revendiquer la non-implication d'acteurs congolais sans même avoir enquêté au Congo, mais seulement au Burundi, nous semble pour le moins léger. Donc, nous nous permettons de mettre en avant ici un condensé préliminaire de nos propres informations, analyses et questionnements en attendant la sortie de notre rapport détaillé. Nous estimons que les enquêtes ne doivent pas s'arrêter là. Notre rapport s'efforcera d'apporter une pierre à l'édifice de la reconstruction et de l'analyse des faits.

Comment l'histoire s'est déroulée…

Dès le 14 août, le massacre avait été revendiqué par la rébellion hutu

burundaise FNL. Mais des témoignages concordants avaient établi que les

assaillants avaient été une coalition de miliciens burundais FNL, de

Mayi-Mayi congolais et de miliciens Interahamwe rwandais basés au Congo, qui avaient traversé la frontière vers le Burundi pour mener l'attaque. Le Président du Burundi, Domitien Ndayizeye, déclarait: "Notre pays a été attaqué, notre frontière a été violée, par des éléments venant de la RDC pour massacrer des civils congolais qui avaient demandé l'asile". En réaction, le Conseil de Sécurité demandait le 15 août aux missions MONUC et ONUB de mener une enquête. Un pré-rapport des enquêteurs, qui établit que les attaquants étaient autour de 90, dont un tiers de FNL et les autres des Mayi-Mayi et des miliciens rwandais, a été soumis au Conseil de Sécurité début septembre et discuté au sein du Conseil le 3 septembre. Le pré-rapport n'a pas été rendu public et le Conseil a demandé aux divisions politiques des deux missions onusiennes de continuer leurs investigations. Déjà le 30 août, le Secrétaire Général de l'ONU Kofi Annan déclarait au Conseil de Sécurité: "Des témoins oculaires ont témoigné que le FNL attaquait un camp militaire voisin, pendant que des éléments congolais et rwandais perpétraient le massacre de Gatumba." Il s'était déjà exprimé en termes similaires dans son premier rapport sur la mission onusienne au Burundi (ONUB) publié le 25 août. Le massacre avait entraîné des réactions fortes au niveau international, mais surtout en RD du Congo et avait sérieusement mis en péril le processus de transition.

Le 7 septembre, l'ONG Human Rights Watch a publié un rapport d'information (2) sur le massacre qui – au-delà d'informer - se concentre surtout sur l'interprétation des témoignages, remet fortement en cause les dépositions des rescapés et conclut à la seule responsabilité du FNL burundais en tenant pour hautement improbable toute implication congolaise dans le massacre de ces réfugiés banyamulenge congolais. Dans leurs déclarations lors de la présentation du rapport, des responsables de HRW vont même plus loin. Le communiqué de presse de HRW cite l'auteur du rapport, Alison Des Forges: "The accepted version of events is wrong". Une autre responsable de HRW affirme dans un entretien avec un journaliste qu'il n y a aucune preuve que les assaillants seraient vraiment partis du territoire congolais et y seraient rentrés.. . (3)HRW justifie son travail par la nécessité d'éviter une utilisation politique du massacre de Gatumba qui pourrait servir de prétexte pour une nouvelle guerre dans la région des Grands Lacs, mais par son rapport - et surtout par ses déclarations très médiatisées autour de la présentation du rapport - l'organisation contribue de fait à une telle utilisation politique des évènements.

Un nouveau rapport des Nations Unies a été commandité et une vague de réactions s'est déchainée.

Un début d'enquête de notre part

Notre Institut avait visité le camp de Gatumba début juillet pour y mener des entretiens approfondis avec les responsables du comité du camp et des individus réfugiés. Nous cherchions à comprendre et à analyser ce qui avait obligé ces Congolais de quitter leur pays et chercher refuge au Burundi. Déjà lors de ces entretiens, tous nos interlocuteurs demandaient à rentrer le plus vite possible chez eux, mais se demandaient comment trouver des conditions de sécurité minimales pour cela. Le lendemain du massacre, un de nos chercheurs s'est immédiatement rendu sur place et a enquêté à partir du 14 août jusqu'au 17 août. Une deuxième série d'enquêtes a été menée au Burundi du 23 août jusqu'au 1 er septembre. Nous avons interviewé plus d'une vingtaine de rescapés dont un nombre de blessés, des représentants des autorités militaires burundaises, un administrateur congolais de Fizi, des journalistes burundais qui ont couvert les évènements, des membres exilés de la société civile congolaise du Sud Kivu et un assaillant burundais emprisonné. Nous reconnaissons quelques-unes de ces mêmes sources dans le rapport de Human Rights Watch. Nos entretiens vont être publiés par Pole Institute sous peu. Mais nous tenons d'ores et déjà à souligner des éléments essentiels qui nous interpellent au vu du contenu du rapport de Human Rights Watch et de la chaîne d'interprétations et de réactions qu'il a entraînée.

Quelques éléments-clé:


1. Beaucoup d'indicateurs permettent de conclure qu'il y a eu des responsabilités partagées, alors pourquoi recuser cela sur base d'une investigation incomplète ?

Le rapport tire la conclusion que c'est le FNL qui est l'unique planificateur et responsable des massacres de Gatumba. Pourtant, des éléments divers provenant de différentes sources, notamment le premier rapport des Nations Unies, mais aussi les témoignages concordants des personnes interrogées par nous, soulignent des faits et observations qui pointent en direction d'une planification et de la responsabilité d'éléments de la 10ème région militaire congolaise qui intègre des miliciens Mayi Mayi congolais mais aussi des Interahamwe rwandais.

Un des responsables congolais, un certain major Ekofo , ex-Mayi-Mayi sous le commandant Nyakabaka et présentement commandant 2nd des FARDC à Uvira , qui selon plusieurs témoignages aurait commandé l'attaque, a été blessé par balles le 2 septembre 2004, selon UN OCHA par un de ses gardes du corps, et est hospitalisé à Panzi, Bukavu (4) . Le chef de la cité de Sange au Congo, Masumbuko Burugwa, qui avait donné des informations détaillées sur les assaillants à la MONUC, informations qui confirmaient l'implication congolaise, est depuis porté disparu. (5) Un certain nombre de blessés parmi les assaillants, qui selon plusieurs témoignages étaient hospitalisés à Uvira, auraient été transférés au centre de santé de Kabimba (Kigongo), toujours au Congo à quatre km au sud d'Uvira (6). S'agit-il de tentatives de brouillages des traces au vu des enjeux politiques qui commencent à se dessiner? Dans tous les cas, une forte implication congolaise se dégage des témoignages oculaires et des observations faites par d'autres enquêteurs (7). S'il est vrai que le brassage de personnes d'origines et de langues diverses est fort dans la région, s'il est également vrai que des miliciens burundais ont sans aucun doute participé à l'attaque, il est par ailleurs établi par de nombreuses sources, que des éléments non-burundais, c'est-à-dire congolais et rwandais, ont participé à ce massacre génocidaire. D'ailleurs le rapport HRW ne nie pas totalement la présence d'éléments congolais, mais réduit leur rôle à celui d'individus quasiment égarés et sans influence.

2. L'argument de la langue kirundi comme unique langue utilisée ne tient pas debout.

Un argument essentiel mis en avant par le rapport - tendant à écarter la participation à l'assaut d'éléments autres que burundais - est la langue utilisée durant l'attaque, le Kirundi, dans lequel les assaillants auraient chanté. Or, plusieurs sources interrogées disent avoir entendu chanter et parler en plusieurs langues (Bembe, Fulero, Swahili, Lingala, Kinyarwanda et Kirundi). Faire émerger le parler Kirundi, langue principale entendue durant l'attaque, comme argument déterminant, n'est pas très solide puisque d'autres langues ont également été utilisées selon les témoins oculaires. Le rapport cite une blessée grave mubembe (que nous avons interrogée en swahili) qui a été sauvée par un assaillant mubembe l'ayant entendu bercer son enfant en langue bembe. Et pourtant les auteurs du rapport n'en tirent aucune conclusion. Nous avons parlé à d'autres survivants babembe qui affirment avoir entendu les assaillants parler bembe ou fulero. Pourquoi le rapport ignore-t-il ces témoignages de Babembe qui pleurent quatorze morts parmi les victimes de Gatumba? La seule faute de ces innocents avait été de cohabiter avec leurs voisins banyamulenge….

3. La question de la nationalité vue sous un autre angle.

Le rapport avance que si les rescapés ont témoigné avoir entendu d'autres langues que le kirundi, cela s'expliquerait par le fait que les éléments burundais auraient appris ces langues lors de leurs périples dans la région. Le rapport ne tient cependant pas compte du fait que ces périples des milices burundaises et des génocidaires rwandais ont pu aboutir dans un nombre de cas à leur intégration dans des milices et/ou armées congolaises. Ici, soudain la question de la nationalité se pose tout autrement ! Pour nous la vraie question n'est pas le lieu de naissance de tel ou tel massacreur mais la responsabilité politique et l'agenda stratégique des planificateurs et exécutants de ces actes génocidaires.


4. Une grille de lecture bien spécifique par rapport aux témoignages des rescapés.

Le rapport cite un Munyamulenge ayant deux femmes, dont une Muvira (selon nos enquêtes) ou Mufulero (selon d'autres enquêteurs), qui a été sauvé parce qu'il se trouvait dans la tente de sa femme muvira (dans un quartier du camp épargné durant l'attaque et qui était occupé par les rapatriés burundais et les réfugiés bafulero). Ce Munyamulenge témoigne avoir communiqué en kifulero avec des assaillants. Son témoignage est décrédibilisé dans le rapport parce que il a été agent de renseignement du RCD à Uvira avant la fuite. Les auteurs du rapport impliquent que le témoignage d'un agent de renseignement relève plutôt d'un montage sophistiqué que de la réalité des faits. Mais ont-ils à leur tour vérifié toutes les sources et croisé les informations sur la crédibilité et les affiliations politiques de cette personne ? Bien sûr qu'on ne peut pas ignorer le trafic de rumeurs et d'informations truquées qui, au Congo comme ailleurs, aident parfois à gagner son repas du jour. Ici, ce qui est gênant, c'est que les auteurs du rapport semblent privilégier dans les témoignages directs des interprétations qui tendent à exclure une partie des responsabilités. Or, il est quand-même frappant que la totalité des témoignages directs à notre disposition incrimine une coalition de criminels burundais, congolais et rwandais, une espèce de milice sans frontières venue du territoire du Congo et repartie là-bas après les faits.

5. Les victimes et rescapés de Gatumba sont des civils congolais comme les autres.

Il est toujours difficile de faire la lumière sur des crimes hautement politiques de ce genre. Aussi, les rumeurs et les imprécisions sont légion dans le contexte de crise et de guerre. Cependant, il est étonnant que les rapporteurs de HRW interprètent pratiquement tous les témoignages des rescapés banyamulenge et babembe avec une extrême caution. Le rapport va jusqu'à souligner que des entretiens individuels avec surtout des femmes - estimées être plus « spontanées » dans leurs réponses que les hommes - étaient systématiquement envahies par un ou plusieurs hommes. « Ces Banyamulenge omniprésents semblaient vouloir s'assurer que toutes les informations convergeaient vers une version donnée des faits, plutôt que de permettre la reconstitution la plus exacte possible de ceux-ci. »(page 26) Un tel raisonnement ne part-il pas de la présomption que la communauté banyamulenge, en tout cas les hommes civils réfugiés et fuyant les persécutions, serait un bloc monolithique dirigé et contrôlé par un pouvoir obscur ? Même dans une situation tragique de cette ampleur, les civils banyamulenge feraient partie d'une conspiration et ne sont pas tout simplement des personnes éprouvées et traquées qui réagissent comme ils peuvent et essayent de comprendre ce qui leur arrive.

Nos entretiens avec les rescapés ont été menés individuellement et sans contrôle quelconque. Les témoignages des rescapés sont plutôt cohérents. Par rapport à la description des assaillants et aux faits subis, des points communs surgissent qui suggèrent clairement une coalition de forces régionales avec une implication forte congolaise.

6. Les théories de conspiration ne remplacent pas les enquêtes et analyses sérieuses dans l'attribution de responsabilités.

L'interprétation qui exclut complètement toute responsabilité congolaise ne s'appuie pas sur des témoignages par rapport aux faits, mais relèverait plutôt d'une théorie de conspiration. Selon des sources locales, certains enquêteurs de la Monuc à Bukavu se concentreraient essentiellement sur “la main invisible rwandaise” et prétendraient en avoir les preuves que jusqu'ici ils n'arrivent pourtant pas à produire.

Par rapport à la question de l'implication du Rwanda ou du Burundi, le rapport de HRW se limite à souligner les déclarations des autorités rwandaises et burundaises qui rendent visibles la menace d'une éventuelle guerre que les deux pays pourraient mener au Congo avec comme prétexte le massacre de Gatumba. Selon nous, la récupération politique possible ou réelle d'un tel massacre par les uns ou par les autres doit nécessairement faire partie de l'analyse, mais ne doit et ne peut être confondue avec une enquête sur les faits.

Le rapport déplore également la surenchère dans l'usage du mot génocide. Le massacre de Gatumba, selon toutes informations dont nous disposons et selon les qualificatifs lui afférés par les rapports et observations publiés, est bel et bien un acte de génocide visant l'extermination d'une communauté précise. Il convient de le qualifier ainsi plutôt que de le noyer dans un magma de théories de conspiration qui pourraient frôler le négationnisme que les extrémistes de tout bord sont prêts à exploiter.

7. Le témoin FNL confirme l'implication active et décisive des Mayi Mayi.

Le milicien FNL arrêté, interviewé par nous ainsi que par un enquêteur de l'ONUB qui est cité par HRW, porte le  nom de Jean Minani et est âgé de 25 ans. Certes, comme le dit le rapport, son arrestation à Ngagara pose quelques questions étant donné que c'est un milieu principalement tutsi. Nous l'avons interrogé nous-mêmes. Il est vrai qu'il se perd quant au nombre des éléments FNL venus de Rukoko et ayant participé à l'attaque, il parle parfois de 90 éléments , parfois de 23 etc...Cependant, sa description de l'itinéraire utilisé par les attaquants, des autres groupes rencontrés du côté du Congo, de la responsabilité de commandement lors de l'attaque, de la géographie et du déroulement de l'attaque, rendent extrêmement crédible sa participation aux massacres. Nous avons surtout retenu une chose durant l'interview : Minani dit:que “les Mayi Mayi étaient full”, pour dire qu'ils étaient plus nombreux que son groupe FNL que le rapport décrit comme l'absolue majorité des attaquants. Ne pouvant pas totalement nier la présence congolaise, le rapport concède quelques individus mayi mayi perdus. Minani affirme que les FNL qui étaient avec lui, avaient apporté leurs fusils mais que les bouteilles contenant l'essence utilisée pendant l'attaque ont été amenées par les Mayi Mayi. Comment la responsabilité première peut-elle alors être imputée exclusivement au FNL ? À moins que l'on parte du principe que Minani serait mis sous pression et que son récit serait dicté par les autorités burundaises qui le gardent en prison…

8. La négation pure et simple de responsabilités congolaises affaiblit les chances d'une transition réussie et d'un retour durable à la paix.

Le rapport affirme qu'il n'y a pas eu d'implication Mayi Mayi dans la planification même si quelques éléments dispersés pourraient avoir participé à l'attaque. D'abord, les Mayi Mayi au Sud Kivu font partie de la 10 ème région militaire et leur implication, si infime soit-elle, incrimine les FARDC et pose la question de la responsabilité de la 10 ème région militaire dans les massacres de Gatumba. En balayant d'un revers de la main leur implication dans la planification et l'exécution, le rapport brouille la piste de la responsabilité congolaise. Pour sauver quoi? La transition? Le brassage de l'armée? Pour ne citer que deux points névralgiques de la crise congolaise.

La vraie question est : Pourquoi le rapport s'efforce-t-il de façon si flagrante d'ignorer, voir de nier toute responsabilité de la part des autorités militaires congolaises ? Pourquoi se refuse-t-il même de poursuivre toute piste qui pourrait aboutir à incriminer ces autorités ? Selon nous, la moindre des choses serait de mesurer les autorités militaires et civiles congolaises sur base des mêmes critères que toute autre autorité reconnue et responsable.


9. Pourquoi les morts de Gatumba ne peuvent-ils pas reposer en terre natale ?

Une question cruciale n'est pas traitée dans le rapport. S'il est vrai que la responsabilité est FNL, donc burundaise et non congolaise, pourquoi - malgré la présence de hautes autorités congolaises lors de l'enterrement des victimes de Gatumba (vice-présidence, ministres, parlementaires, et gouverneurs etc..) et l'insistance des familles des victimes de pouvoir rentrer, morts et vivants, dans leur pays – les morts de Gatumba ont-ils été enterrés en terre étrangère à quatre km du Congo et non à Uvira ou Minembwe ?

Lors de notre passage au camp de Gatumba début juillet 2004, les réfugiés déclaraient clairement vouloir rentrer chez eux dès que possible.

Certes, l'argument que les conditions sécuritaires n'étaient pas réunies a été avancé, mais après les massacres en terre étrangère, cet argument ne semble plus très valable. L'insécurité semble suivre ces malheureux là où ils vont. Par ailleurs, pourquoi les autorités et populations congolaises toutes tendances confondues ne sont-elles pas à même de rapatrier les cadavres de leurs compatriotes massacrés pour leur offrir une sépulture digne en terre natale et par là commencer un processus de création de confiance mutuelle comme base d'une cohabitation pacifique durable. Personne de sérieux n'a jusqu'ici osé traiter les victimes de Gatumba de criminels ou de membres d'un groupe armé. En quoi ces morts ne méritent-ils alors pas de reposer chez eux ?

10. La propagande de haine et d'exclusion existe bel et bien au niveau régional et elle nourrit directement et indirectement les massacres et crimes de guerre.

Toutes les sources, y compris le rapport de HRW, font état de tracts incitant à la haine contre les Banyamulenge et les Tutsi en général circulant notamment au Congo et au Burundi. Le rapport HRW signale que ces tracts, de par leur contenu et leur style, étaient nettement situés dans le contexte congolais, mais met en doute, en dépit des témoignages de rescapés et d'autres Banyamulenge, que certains des tracts aient circulé au Burundi avant l'attaque. Il signale également qu'il n'y a pas de preuve de leur « authenticité ». De là, le rapport conclut qu'il n'y aurait aucun lien entre les tracts et l'attaque. Mais quand bien même ces tracts n'auraient pas circulé au Burundi avant, l'existence de propagandes haineuses et incendiaires par tract et par radio est reconnue par tous les observateurs, y compris le HRW. L'existence de forts liens régionaux entre les différentes milices est également soulignée par tous les observateurs. Vu dans ce contexte, il y a un lien évident entre cette propagande de haine qui fait son chemin depuis un certain temps et le massacre de Gatumba qui visait explicitement les Banyamulenge et ceux qui cohabitaient directement avec eux dans le camp ! L'argument qui vise à faire de ce massacre une affaire strictement burundaise en paraît d'autant plus absurde.

11. Il reste la nécessité d'une enquête complète, approfondie et menée sans parti pris.

Il s'avère que dans le contexte de régionalisation des conflits des Grands Lacs, comme d'ailleurs déjà lors de plusieurs autres incidents, les différents camps politiques semblent vouloir utiliser au maximum à leur profit la tragédie de Gatumba sur le dos des 164 morts et des nombreux blessés et traumatisés. Il nous paraît d'autant plus important que les enquêteurs et observateurs soient préoccupés essentiellement par la recherche et la diffusion des responsabilités directes et indirectes des uns et des autres par rapport à ce crime odieux. Or, au lieu de cela, le rapport HRW semble essentiellement viser à disculper les acteurs congolais et même les milices rwandaises, aussi bien que dans une certaine mesure l'ONUB. Il ne mentionne aucune responsabilité directe ou indirecte hormis celle du FNL burundais. Or, si les autorités rwandaises, burundaises ou congolaises sont impliquées d'une façon ou d'une autre, qu'on en produise les preuves, et qu'on l'affirme clairement. La nécessité d'une enquête approfondie et menée sans parti pris s'impose.

12. Les questions essentielles n'ont pas encore trouvé de réponses.

Qui a perpétré le massacre de Gatumba ?

Mais aussi : qui l'a rendu possible ou même commandité?

Qui nourrit la haine entre les ethnies congolaises qui sont aujourd'hui plus loin d'une cohabitation pacifique qu'ils ne l'étaient avant 1996 ?

Qui tire profit de cette situation ?

Et surtout : qu'est-ce que la Communauté Internationale peut faire pour contribuer à assurer une vie sécurisée à tous les Congolais, toutes origines ethniques confondues ?

Autant de questions fondamentales qui sont trop importantes pour y répondre à la légère.

La transition congolaise et la paix dans la sous-région ne peuvent se construire que sur des bases saines et sur un engagement en faveur de toutes les populations civiles de quelque origine qu'elles soient.

Aloys Tegera

Christiane Kayser

Goma, Septembre 2004

(1) Pole Institute dispose d'une liste des noms des victimes avec leur âge qui a été établie par Elias Ntuyahaga, un des réfugiés rescapés du camp.

(2) Human Rights Watch : Burundi: Le Massacre de Gatumba Crimes de Guerre et Agendas Politiques Document d'information de Human Rights Watch, septembre 2004

(3) Voir « Die Tageszeitung », Berlin, 8/9/04, Politische Leichenfledderei nach dem Blutbad , par Dominic Johnson

(4) Cette information nous était parvenue de plusieurs sources sur le terrain au Congo et au Burundi. UN OCHA Monitoring confirme la blessure par balles et l'hospitalisation à Bukavu dans son bulletin hebdomadaire couvrant la période du 28 août au 3 septembre sans pour autant la lier aux évènements de Gatumba.

(5) Selon un rapport du chroniqueur du camp Elias Ntuyahaga, daté du 31 août 2004.

(7) ibidem

(8) Voir par exemple les déclarations de l'enquêteur de International Crisis Group, Pierre Bardoux, sur RFI le matin du 2 septembre 2004

 

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